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Si au cours du 19ème et du 20ème siècles, l’image terrorisante du diable, conservée dans le champ religieux et moral, a perdu de sa puissance dans l’imagination littéraire et dans les illusions de la fantasmagorie, le cinéma va produire de...

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25.09.23

Éclipses N° 72 : Clint EASTWOOD, l'épreuve du temps

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Chronique DVD : La Dame de pique  

La Dame de pique
(Léonard Keigel, 1965)

Froideur et passion

par Enrique Seknadje le 03.04.13

« Il n'y a rien sur quoi plane autant de séduction et de malédiction que sur un secret. »

(Sören Kierkegaard, Le Journal du séducteur, 1843).

Les Documents Cinématographiques ont sorti très récemment en DVD La Dame de pique de Léonard Keigel. Une belle édition avec des bonus de qualité. Pour la rédaction de ce texte, nous avons bien sûr regardé le film, mais aussi consulté le scénario – la continuité dialoguée – conservé dans les archives de la Bibliothèque de la Cinémathèque Française [Quand nous citerons ce texte, nous indiquerons les numéros de page dans le corps du texte].

 

C'est l'écrivain Julien Green qui propose au cinéaste Léonard Keigel de réaliser une transposition cinématographique de la nouvelle de Pouchkine (1833). Les deux hommes ont déjà travaillé ensemble pour Léviathan (1962), le premier film de Keigel qui est une adaptation du roman de l'écrivain datant de 1929. Green écrit le scénario et les dialogues de La Dame de pique avec son fils adoptif, Eric Jourdan – alias Eric Green –, écrivain lui-aussi.


Léonard Keigel est le fils de Léonid Keigel, qui fut, entre autres, co-fondateur des Cahiers du Cinéma. Il ne réalise que peu de films dans sa carrière. Le moins que l'on puisse dire, c'est que sa Dame de pique, qui est projetée lors de la 13e édition du Festival de San Sebastian en 1965 (du 3 au 12 juin) est accueillie avec hostilité ou indifférence par une grande partie de la critique lors de sa sortie, le 29 décembre de la même année. À quelques exceptions près, la presse parle d'un film théâtral, froid, dont l'intérêt éventuel réside en fait dans la présence de Dita Parlo, qui incarne la comtesse Anna Fédotovna. Dita Parlo a acquis une grande célébrité en Allemagne à la fin des années vingt et au début des années trente. Elle tourne dans deux chefs-d'œuvre du cinéma français : l'Atalante de Jean Vigo (1934) et La Grande Illusion de Jean Renoir (1937). La Seconde Guerre mondiale et les problèmes qu'elle rencontre avec la Justice après le conflit – soupçons de liens étroits avec le régime nazi – l'éloignent du septième art. Elle a quand même l'occasion de jouer dans Justice est faite d'André Cayatte, en 1950, et, plus tard, dans ce film de Keigel. On pense alors à un « retour » de l'actrice. Il n'en sera rien. Elle n'apparaîtra plus sur les écrans. 

 

Nous le confirmons et précisons : le film est glacial et statique. Il a manifestement été réalisé avec peu de moyens. Les séquences sont relativement peu découpées. Les mouvements de l'appareil de prise de vues rares. On a parfois l'impression que des problèmes de figuration et de décor ont empêché certains déplacements de caméra, des variations d'angles de prise de vues, l'utilisation de plans larges. Il est assez étonnant de voir des personnages du XVIIIe ou du XIXe siècle se mouvoir aux abords d'un bâtiment qui est censé être habité par des gens fortunés et dont, dans certains plans, la saleté accumulée sur les murs et colonnes extérieurs donne l'impression qu'il n'a pas été entretenu depuis moult décennies et qu'il est représenté tel qu'il est au moment du tournage, au XXe siècle. Le bal donné dans l'ambassade de France à Saint-Pétersbourg est pauvre du point de vue de ce qui est représenté, de la mise en scène, du filmage. C'est ce que remarque Michel Mohrt dans la revue littéraire Carrefour, le 12 janvier 1966. Les acteurs ont un jeu peu expressif, un débit monotone. On pourrait attribuer cela en partie à un problème venant du réalisateur et de son travail de directeur.

 

Cela dit, on va le voir, cet aspect plutôt extérieur du film présente, finalement et paradoxalement, quelque intérêt, et il sert son propos de fond.

 

Les adaptateurs ont pris de grandes libertés avec le texte d'origine, ce qui n'est bien sûr pas, a priori, condamnable. Les dialogues sont complètement réécrits. Ils le sont avec un soin littéraire plaisant... C'est peut-être le moins que l'on pouvait attendre de Green et Jourdan. Un exemple nous reste en mémoire : « Le jeu est cause qu'elle a porté malheur à ceux qu'elle aimait (...) », a l'occasion de dire un personnage. La construction narrative avec analepses est abandonnée. Le temps du récit correspond plus simplement que chez Pouchkine avec le temps de l'histoire. Ainsi le film commence de façon immédiate par les problèmes de jeu de la comtesse en France, la divulgation du « secret » par le comte de Saint-Germain qui permet à l'héroïne d'éponger sa dette, et se poursuit par son départ obligé mais difficile pour la Russie. C'est seulement ensuite qu'une scène représente Tomsky (1) raconter à des collègues officiers, parmi lesquels se trouve Hermann, l'histoire passée de sa grand-mère – en fait, des événements que l'on a vus concrètement à l'écran. Cette scène sert à montrer que Hermann apprend l'existence d'un secret concernant les cartes et peut-être à préciser certains points de façon explicite, pour le spectateur : par exemple, que c'est bien la Révolution Française qui a fait fuir la comtesse et son mari hors de l'Hexagone.

 

Cette structure avec retours en arrière nous semble intéressante chez Pouchkine dans la mesure où la forme de sa nouvelle renvoie à l'attachement de la comtesse au passé, même s'il est problématique... Yakov Protazanov avait logiquement utilisé des flashes-back pour constituer son récit filmique dans la célèbre adaptation qu'il réalise en 1916, avec Ivan Mosjoukine dans le rôle de Hermann. Keigel ne le fait pas. On peut se demander pourquoi les auteurs du film de 1965 ont déplacé le début de l'action qui se déroule probablement, chez Pouchkine, dans la France des années 1770, dans celle des années de la Révolution. Peut-être pour justifier le départ de la comtesse et de son mari pour la Russie. Pour montrer que quels que soient les régimes politiques, les partis pris, les Hommes peuvent être semblablement passionnés par le jeu. Pour rendre plus forte la solitude et la douleur de la comtesse qui a vu disparaître ceux qu'elle côtoyait et qui pour certains ont été assassinés (2). Notons que les Green étaient assez précis dans leur scénario en ce qui concerne le contexte historique et que cela n'a pas été retenu dans le film : il est indiqué que l'action se situe en juin 1789 [p.2]. Puis, lorsque la comtesse et son mari quittent la France, que l'on est alors au printemps 1793, que « la première coalition se forme », que « les ressortissants étrangers doivent quitter le pays », que les nobles « sont soupçonnés du pire » [p.26]. Cette « coalition » est en fait une alliance de plusieurs pays européens qui veulent empêcher la France d'exporter sa Révolution.

 

Un personnage est créé qui n'existait pas chez Pouchkine : celui de la principale camériste de la comtesse, Mademoiselle Doucet. C'est une femme assez autoritaire, hautaine et raide, qui est à la fois spectatrice, témoin, entremetteuse, guide, actrice. Dans le scénario, il arrive qu'elle soit comparée à un « homme ». Son personnage est des plus ambigus. Elle semble parfois à distance de qui se joue, mais maudit pourtant la comtesse parce que celle-ci ne veut pas divulguer son secret. Les Green la décrivent à un moment, dans leur texte, comme un « vautour qui attend son heure » [p.45]. Elle est donc aussi une passionnée des cartes, comme Hermann. Elle en vient à faire chanter celui-ci quand elle croit qu'Anna Fédotovna lui a révélé la combinaison gagnante de cartes avant de mourir. Ce côté négatif est contrebalancé par l'aide qu'elle tente d'apporter à Lisa dans sa relation avec Hermann. Lorsqu'elle fait en sorte que celui-ci et celle-là puissent se rencontrer chez la comtesse, elle dit au jeune homme : « Ne vous posez pas trop de questions. Je vous comprends beaucoup mieux que vous ne croyez. Mais ne soyez pas inutilement cruel ». Les Green avaient inséré une autre phrase, importante bien que mise entre parenthèses, avant la dernière citée ici : « (…) (moi aussi j'ai pâti du manque de fortune) » [p.73]. Elle n'a finalement pas été retenue dans le film. Lorsque Doucet organise un autre rendez-vous entre Lisa et Hermann, après la mort de la comtesse, elle lance à celle-là en lui remettant un bouton d'uniforme donné par celui-ci : « Moi aussi, j'ai été jeune. J'ai eu des chagrins d'amour. Je n'ai pas oublié ce temps-là (…) ». Les Green avaient inséré une phrase supplémentaire non retenue, elle non plus, dans le film : « On me croit dure, on se trompe » [p.104]. On notera les répétitions de la formule : « Moi aussi... ». En Doucet, il y a un oiseau de proie meurtri.

 

À un moment du récit filmique, Doucet est vue en train d'embrasser rapidement une image pieuse. Elle porte assez visiblement une croix au cou, pendant un long temps du récit. Son vêtement lui donne parfois l'air d'une religieuse, d'une mère supérieure. C'est spécifique au film. Les Green n'avaient pratiquement pas décrit l'apparence vestimentaire du personnage dans leur scénario, et en tout cas pas de cette manière. Cet accoutrement est peut-être censé donner une dimension positive au personnage – on connaît l'attachement de Julien Green au catholicisme –, mais il ajoute en fait à sa sévérité. Doucet semble avoir un rapport privilégié avec le monde de l'Au-delà, avec l'univers de la Mort. Elle a quelque chose d'une femme fatale.

 

L'importance donnée à la camériste a pour conséquence de réduire celle que devrait théoriquement avoir Lisa. Lisa fait chez Keigel très pâle figure comparée à Doucet. Pouchkine décrivait relativement longuement le calvaire vécu par la jeune femme aux côtés de la tyrannique comtesse et sa solitude en société, l'indifférence que manifestaient à son égard les hommes de sa génération, par exemple lors des bals. Cela rendait plus vraisemblable ses réactions face aux avances de Hermann. Le fait que, dans le film, la pupille d'Anna Fédotovna se suicide lorsqu'elle apprend que le jeune homme l'a trompée, et ce même si ce geste est montré de façon très belle, est d'autant plus problématique. Le désir qui la lie à Hermann n'est peut-être pas représenté comme assez fort et nécessaire pour que l'on juge plausible son choix d'une issue aussi tragique. C'est probablement ce qui fait entre autres parler le critique Georges Charensol d'un « dénouement d'une déconcertante absurdité » (3).

 

Le comte de Saint Germain est mis en scène, concrétisé dans le film – il n'était que mentionné à travers le discours de Tomski dans la nouvelle –, et il a une dimension plus clairement fantastique que chez Pouchkine. Il a quelque chose de méphistophélique avec ses yeux en amande qui lui confèrent un aspect rusé, et ses cheveux coiffés de telle manière qu'on le croirait doté de cornes. Il apparaîtra devant la comtesse, à Saint-Pétersbourg, après que celle-ci a donné le secret des cartes à son mari – ce qui permettra à celui-ci d'obtenir la lettre de cachet pour la sortie du territoire français, mais ce qui signera aussi sa mort – et à son protégé russe, le jeune Serge – personnage n'existant pas chez Pouchkine – qui mourra en duel. Filmé en forte plongée, comme lorsqu'il donne la combinaison gagnante de cartes à la comtesse dans l'église Saint-Roch à Paris, il vient sermonner celle-ci et la mettre en garde contre toute tentation de divulguer à nouveau ce secret. Le comte de Saint-Germain se présente clairement comme traversant les frontières du temps et de l'espace. Lui aussi, comme Mlle Doucet, semble avoir un rapport privilégié avec le monde de l'Au-delà, avec l'univers de la Mort. Dans le scénario, lorsque la comtesse le voit à Saint-Pétersbourg, il est écrit : « Est-ce une visite de l'au-delà ? » [p.40].

 

La façon dont, chez Keigel, le comte apparaît et disparaît est cinématographiquement intéressante, outre la manière dont il est filmé quand il est dans le champ – avec, donc, des plongées qui représentent comme le point de vue de dieu ou du diable. C'est le montage, la coupure de plan, qui est déterminante, pas un quelconque mouvement du personnage, éventuellement accompagné d'un mouvement de caméra. Lorsque la comtesse est chez le joailler Boehmer, il entre brusquement dans le champ... Rien ne justifie qu'il ait su où se trouvait la joueuse et qu'il soit en mesure de la rejoindre à ce moment précis où elle veut vendre ses bijoux pour payer sa dette au duc d'Orléans.

 

Le personnage de Hermann est moins explicitement fouillé chez Keigel que chez l'écrivain russe. Ses origines allemandes sont très vite mentionnées, son mode de vie passé sous silence, même si on le voit à plusieurs reprises chez lui et que la pièce dans laquelle il se trouve a l'air relativement vétuste – et n'a rien à voir avec le décor fastueux dans lequel vit la comtesse. Le conflit qui le déchire entre la passion pour le jeu, la fougue qui constitue le fond de son caractère, d'une part, et sa volonté de vivre de façon économe et mesurée, d'autre part, n'est pas restitué avec force. Une remarque prégnante de Hermann, chez Pouchkine, qu'avait reprise textuellement Protazanov, n'est malheureusement pas retenue par les auteurs du film : « Le jeu me passionne. Mais mon état m'interdit de sacrifier le nécessaire à l'espoir d'acquérir le superflu » (4). Non plus que le bouillonnement intérieur qui est le sien après ce qu'il apprend sur Anna Fédotovna et qui lui fait rêver de jeu et de gains. Cette vie psychique intense, son tempérament superstitieux, le fait qu'il soit littéralement hanté par le désir de jouer, peuvent partiellement expliquer la folie dans laquelle il tombe et qu'évoque Pouchkine après qu'il a perdu chez Tchekalinski. Les Green et Keigel ne font que suggérer, et très rapidement, ce basculement. Et c'est à vrai dire plus logique, puisqu'ils n'ont pas représenté ce qui pourrait en partie l'expliquer. À noter que dans le film, Hermann ne fait que crier : « Laissez-moi », alors que dans le scénario il est écrit qu'il hurle à plusieurs reprises : « Trois, sept, as... », ce qui dénote un peu plus, et mieux, l'état de démence dans lequel il est censé sombrer. Les Green avaient par ailleurs écrit que l'histoire des cartes évoquée par Tomski « avait fortement frappé Hermann », qu'il était fasciné par le récit de son camarade, et qu'il rêvait « à la façon de parvenir jusqu'à la comtesse » [p.55]. Mais ils n'inventent pas de situations ou de dialogues pour restituer cet état d'esprit du militaire d'origine allemande. Keigel non plus.

 

Protazanov, se situant davantage dans la veine fantastique de Pouchkine, avait représenté les rêves, visions et folie de Hermann de manière quasi expressionniste, avec des surimpressions, des « trucs à substitution », des effets de grossissement. Nous sommes en 1916. Le découpage et le montage ne sont pas encore très élaborés, mais certains effets appréciés à l'époque du muet sont bien utilisés.

 

Dans le film, la comtesse vieillit, mais l'écart entre son physique, son âge apparent, quand elle est en France et quand elle est en Russie, n'est pas très important. On est manifestement loin des « soixante ans » qui séparent le temps où, chez Pouchkine, elle avait eu affaire avec le duc d'Orléans et le comte de Saint-Germain et celui où elle rencontre Hermann. D'autre part, son apparence aux yeux du jeune homme n'est manifestement pas celle d'une femme qui transpire la mort. Pouchkine parle des « répugnants mystères de sa toilette », d'une personne non loin d'être « horrible », « hideuse ». La comtesse de Keigel reste assez belle, elle est Dita Parlo, à peine plus vieillie que celle qui jouait dans la partie française. Protazanov avait, lui, mis en scène deux actrices : une pour la comtesse jeune se trouvant en France : Tamara Duvan, et une autre pour la comtesse âgée se trouvant en Russie : Yelizaveta Shebueva. Shebueva est dans le film russe une femme fortement ridée.

 

Si, chez Keigel, Anna Fédotovna ne vieillit pas beaucoup et conserve une certaine beauté c'est peut-être parce qu'à l'instar du comte de Saint-Germain, elle est, suivant la formule de celui-ci, un « être d'exception » dont la passion est froide, distante. Les auteurs du scénario mentionnent à un moment que le fait qu'elle soit en possession du « secret » la prémunit en quelque sorte des assauts de l'âge [p.45]. Les auteurs du film ont bien, cependant, le souci de montrer que la protagoniste a un rapport difficile avec son passé. Elle fuit la jeunesse, elle s'enferme souvent chez elle – y faisant lanuit même le jour –, elle repense avec mélancolie au temps qu'elle a vécu antérieurement, à ceux qu'elle a connus et qui sont morts. Lorsqu'elle rentre du bal à l'ambassade de France, et alors qu'elle est surveillée dans sa chambre par Hermann qui va bientôt tenter de lui soutirer le secret qu'elle conserve, la comtesse se lance dans un monologue à voix haute, plein de nostalgie. Dans la nouvelle, elle est simplement assise dans son fauteuil, pour cause d'insomnies, après avoir été déshabillée de ses atours de jour et vêtue pour la nuit. Notons que Keigel est en quelque sorte, en ce sens, plus proche de Protazanov qui avait placé la comtesse dans une situation de rêve – ou de souvenir, ou de vision subjective. Dans le film russe, Anna Fédotovona s'imaginait ou se souvenait d'elle-même jeune et ayant un rendez-vous avec un amant.

 

La comtesse filmique qui monologue se met à un moment à chanter. Les Green et Keigel ont repris ici un passage de l'opéra de Piotr Illitch Tchaïkovski datant de 1890 et qui est une adaptation très libre de la nouvelle de Pouchkine. C'est son frère, Modest Illitch Tchaïkovski, qui est l'auteur du texte, du livret. « Je crains de lui parler la nuit / J'écoute trop tout ce qu'il dit / Il me dit : je vous aime / Et je sens malgré moi / Je sens mon cœur qui bat, qui bat / Je ne sais pas pourquoi ! ». Les paroles de cette chanson sont en fait tirées de l'opéra d'André Grétry (1784) qui utilise le livret de Michel-Jean Sedaine (5).

 

Ce moment où la comtesse devise seule et est filmée avec de longs plans pratiquement dénués de mouvements de caméra peut gêner de par son caractère artificiel et figé. Et en ce sens, on peut comprendre le critique M.D. quand il écrit péjorativement dans Le Canard Enchaîné du 5 janvier 1966 : « (…) la vieille comtesse a un monologue comme au vieux théâtre ». Moins, si l'on sait et comprend que les auteurs se sont référés ici à la représentation scénique de l'œuvre de Pouchkine par Tchaïkovski et que c'est pour cette raison qu'ils ont voulu donner un caractère théâtral à la scène. On peut aussi penser que c'est un certain état de sénilité qui justifie le soliloque d'Anna Fédotovna. Keigel a fait en sorte de montrer celle-ci commençant à perdre la mémoire. Et quand Lisa avait parlé d'elle comme de quelqu'un de « fantasque », on pouvait comprendre que l'expression était comme un euphémisme pour signifier qu'elle n'était peut-être pas loin de la folie.

 

Les joueurs sont mus par une force irrépressible, ils sont victimes de leur passion pour le jeu, et leur pulsion les tue, les destine à la mort, et les pousse à nuire aux autres, à les faire mourir. Ils sont déjà morts de leur vivant. Il y a dans le film un élément très présent et puissant qui traduit ce mouvement : le vent. C'est un élément-signe : il est souvent placé en gros plan – un gros plan sonore –, alors même que l'on devrait, parfois, l'entendre au loin, et que, parfois aussi, rien ne bouge qui le devrait : arbres, vêtements... Keigel se joue souvent de ce que Michel Chion a appelé l'« effet X27 » et qui a valeur de règle de vraisemblance dans la restitution des éléments sonores dans un univers diégétique donné quand il y a déplacement à l'intérieur de différents lieux relativement contigus le constituant. Le feu qui brûle dans les cheminées de la demeure d'Anna Fédotovna, dont on entend parfois très fort le crépitement, est là pour tenter de contrecarrer les effets du climat hivernal ou pour visualiser la passion qui brûle certains personnages.

 

La comtesse est l'un de ces joueurs aux allures de spectre, malgré son statut supposé d'« être d'exception ». Victime du Destin, elle fait parfois penser à un pantin, une marionnette. C'est perceptible lorsqu'elle danse devant un musicien qui joue de la balalaïka, à l'ambassade de France – elle le fait sur un rythme très « décomposé », notent les scénaristes [p.74].Et lorsqu'elle est déshabillée devant une psyché par ses servantes, au retour de la fête. Ces représentations peuvent être considérées comme une transposition renvoyant à l'idée pouchkinienne selon laquelle les mouvements d'Anna Fédotovna, quand elle est assise et assoupie dans son fauteuil Voltaire, sont l'« effet de quelque galvanisme caché ».

 

Dans le scénario, les Green avaient développé littérairement la scène où la comtesse qui, à Saint-Pétersbourg, a renoncé au jeu, regarde des vieillards jouer. Keigel a bien conservé le moment où Mlle Doucet explique qu'elle regarde Anna Fédotovna regarder les joueurs et que ceux-ci perdent « leur or comme s'ils se vidaient de leur sang ». Mais leur aspect de cadavres est davantage souligné dans le texte [pp.44 à 46].

 

Le film se clôt sur une scène de jeu de cartes. Autour d'une table, se retrouvent la comtesse, Mlle Doucet, Hermann, le duc d'Orléans, le comte de Saint-Germain, Serge... À une remarque de l'officier du génie sur le « secret », la comtesse répond : « Il ne nous sert plus à rien, Hermann. Vous avez retrouvé la raison, vous êtes mort. Vous jouez avec les morts. Il faut en prendre l'habitude désormais ». Puis les personnages disparaissent et apparaît un croupier qui pose sur un tapis vert des éléments d'un jeu moderne, un de ceux que l'on joue dans les casinos : un râteau, un sabot. Une femme de ménage passe l'aspirateur. Le croupier lui demande de préparer la « roulette ». On trouvera la correspondance, légèrement différente, à la page 111 du scénario. Un lien y est établi entre cette scène et celle où, plus tôt, la comtesse observait sous le regard de Doucet les vieillards jouer et perdre leur or comme on se vide de son sang. Ce lien n'est pas aussi évident dans le film.

 

La fin de l'œuvre de Keigel est étrange, elle pose des questions... Les joueurs ne jouent plus ensemble, ils abattent inlassablement et mécaniquement des cartes. Quelque chose veut peut-être être dit, ici, du jeu en général. Il ne produit rien... Ou de la vie dans l'Au-delà qui n'est plus affaire sociale mais avant tout individuelle. « Vous jouez avec les morts désormais », déclare donc Anna Fédotovna : vous n'êtes plus un être d'exception, un passionné froid, vous êtes comme tous les joueurs. « Vous avez retrouvé la raison, vous êtes mort » : la Vie serait passion, pathologie et déraison, destinant à la mort. La Mort, une fois installée, une forme d'ataraxie. Pour ce qui est de l'apparition-disparition des joueurs trépassés au cœur du monde moderne, on considérera qu'est montré entre autres le caractère éternel de leur vie dans l'Au-delà, que les lieux filmés sont hantés par ce qui y a été vécu de l'histoire et de l'Histoire, et que le jeu d'aujourd'hui – celui des années soixante – est un prolongement pour les êtres du présent de ce qui a été décrit pour ceux du passé...

 

Malgré quelques aspects qui ne plaident pas en sa faveur, le film est assez bien mis en scène et en images par Léonard Keigel et ses collaborateurs à partir du texte de Pouchkine et du scénario de Julien et Eric Jourdan-Green. Dans l'interview de ce dernier, qui constitue l'un des bonus du DVD, l'écrivain a tendance à tirer la couverture à son père adoptif et à lui-même, et à sous-estimer le rôle du cinéaste. Or, beaucoup de choses qui ont été écrites passent par ce qui est spécifiquement filmique, ce qui est d'ordre visuel et sonore. Keigel ne se contente pas d'illustrer ce qu'ont rédigé ses deux scénaristes, il déplace, transpose, traduit cinématographiquement. Outre les plongées sur le comte de Saint-Germain, les modes d'apparition et de disparition de cet aristocrate fantomatique, dont nous avons parlés, on pourrait évoquer l'importance des clairs-obscurs, de la pénombre, des ombres, des fondus au noir qui pour certains renvoient à l'univers de la mort – l'image du film est très belle, réalisée qu'elle est par Alain Levent, un des grands directeurs de la photographie de la Nouvelle Vague, qui a entre autres travaillé avec Jean-Luc Godard, Jacques Rivette, Jean-Daniel Pollet... On pourrait évoquer aussi les fondus enchaînés qui servent de façon très belle également à suggérer les stations répétées de Hermann devant la demeure de la comtesse quand il fait croire à Lisa qu'il est là pour elle.

 

La Dame de pique de Keigel est un film sobre et subtil nonobstant sa fadeur et sa platitude de surface, son caractère parfois artificiel. Le cinéaste sous-entend, reste dans l'implicite, plus qu'il ne met en avant, plus qu'il ne cède à la représentation explicite. On l'a constaté, par exemple, quand il s'est agi de montrer les conditions de vie très modestes de Hermann. Mlle Doucet, quand elle vient voir chez lui le jeune homme et essayer de lui soutirer le « secret », porte au cou un bijou à propos duquel les scénaristes ont écrit : « C'est un cœur de cristal qu'au contraire d'Anna Fédotovna [la comtesse a « légué » l'objet précieux à Doucet, ont précisé les Green], la camériste porte la pointe en l'air et qui, de cette façon, sur le fond noir de la robe, ressemble à l'as de pique » [p.99]. Le cinéaste ne fait rien pour que le spectateur remarque clairement cet objet et comprenne sa signification. Et pourtant, cet objet est là. Le conflit qui est censé déchirer Hermann n'est pas mis en avant, mais il est par exemple indirectement évoqué quand son visage est à moitié caché par le rideau derrière lequel il se trouve au moment où il observe la comtesse se déshabiller à son retour du bal donné à l'ambassade de France. On pourrait aussi évoquer la mort de Daria Petrovna, une vieille connaissance de la comtesse. Contrairement à Pouchkine, Keigel n'explique pas que l'on cache à Anna Fédotovna le décès des personnes qui lui sont proches comme pour la protéger du chagrin, pour la conserver dans un cocon à l'abri du temps.

 

Les personnages qui composent le film peuvent paraître mal définis, ou trop indéfinis, mais ils ont une dimension positivement complexe, riche, ambigüe – ainsi en est-il de Lisa dans son rapport à Hermann, de Doucet dans son rapport à la comtesse, à l'officier d'origine allemande et à Lisa, de Hermann dans son rapport à Anna Fédotovna. Ils se distinguent les uns des autres mais se correspondent aussi, ont des relations mystérieuses, présentent des similitudes troubles au-delà de leur supposée opposition. Semblent pour certains avoir un extraordinaire don d'ubiquité.

 

Les miroirs ont, de ce point de vue de la complexité psychologique et comportementale des personnages, une grande importance dans l'œuvre de Keigel étudiée ici. Ils renvoient à leurs multiples facettes – on se reportera notamment à l'introduction du film où l'image de la comtesse se reflète simultanément dans de nombreuses glaces. Mais ils révèlent aussi que ces individus ne sont parfois pas ou plus eux-mêmes, ne sont déjà que des images sans vraie vie – et, là, on se reportera à la première apparition de Serge, le jeune amant aliéné par le jeu et qui mourra d'avoir obtenu le « secret » et de l'avoir utilisé : son image est d'abord spéculaire. Également à la première apparition de Hermann, de même nature.


(1) Dans le scénario et les crédits que l'on trouve ici et là concernant le film, le prénom est orthographié Tomsky... Dans les traductions de Pouchkine, il l'est plutôt comme suit : Tomski.
(2) À Saint-Pétersbourg, Mlle Doucet fait de la lecture à sa maîtresse. Le contenu du texte fait écho, et elle le mentionne, à ce que ressent l'héroïne, à ce qu'elle a vécu : « Il lut des histoires, elles l’attristèrent. Le monde lui parut trop méchant et trop misérable. En effet, l’histoire n’est que le tableau des crimes et des malheurs. La foule des hommes innocents et paisibles disparaît toujours sur ces vastes théâtres. Les personnages ne sont que des ambitieux pervers ».Il s'agit en fait d'un extrait de L'Ingénu de Voltaire (1767) et il a fonction de partielle mise en abîme. Ce choix est intéressant, car il montre l'attachement de l'héroïne à la France et à sa littérature, même lorsqu'elle se retrouve en Russie, ce que Pouchkine évoquait aussi, bien que différemment. Et le fait qu'Anna Fédotovna est, partout peut-être, une étrangère en terre étrangère.
(3) Les Nouvelles Littéraires, 12/1/1966.
(4) La traduction est de Dimitri Sesemann (Librairie Générale Française, Paris, 1989). Celle de Prosper Mérimée, datant de 1849, est : « Le jeu m’intéresse, (…) mais je ne suis pas d’humeur à risquer le nécessaire pour gagner le superflu ». On sait que La Dame de pique a été traduite de nombreuses fois, et par des personnalités d'envergure. Outre Mérimée, il y a eu, entre autres, André Gide (1923). Les traductions varient sensiblement les unes par rapport aux autres.
(5) Cf. La Dame de pique, Tchaïkovski, L'Avant-Scène Opéra, n°119/120, première édition : janvier 1989 / nouvelle édition mise à jour : novembre-décembre 2004, p.53.

Enrique Seknadje

 

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