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Notre collaborateur et coordinateur Roland CARRÉE publie un livre consacré aux films tournés à Casablanca, co-écrit avec Rabéa RIDAOUI, également collaboratrice à la revue ÉCLIPSES. Dès les premiers films de l’époque coloniale,...
Lire la suite26.02.24
Info parution : « Les cinéastes du Diable », par Yann Calvet
Si au cours du 19ème et du 20ème siècles, l’image terrorisante du diable, conservée dans le champ religieux et moral, a perdu de sa puissance dans l’imagination littéraire et dans les illusions de la fantasmagorie, le cinéma va produire de...
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Éclipses N° 72 : Clint EASTWOOD, l'épreuve du temps
Consacré à Clint EASTWOOD, le volume 72 de la revue ÉCLIPSES est actuellement en cours d'impression. Il sera très prochainement disponible sur ce site (en version imprimée et aussi en PDF) ainsi que dans votre librairie préférée.
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Le Monde du silence / Océans
(Jacques-Yves Cousteau / Louis Malle / Jacques Perrin / Jacques Cluzaud, 2010)
Lorsque, dans l’étrangeté du samedi après-midi, le zappeur tombe sur un gros plan de murène ou sur un plongeur téméraire en train de voler à sa mère un bébé requin, il sent que, sur ces images-là, il va poser le regard (et reposer, pour un temps, la télécommande).
(Serge Daney, Libération, 1987)
11 Juin 2010. Le commandant Cousteau aurait eu 100 ans… De 1988 à 1993, il a été la personnalité préférée des français (c’est désormais Yannick Noah…), moissonnant pendant près de trente ans les images sous-marines les plus diverses aux quatre coins du Monde. Océans (2009) de Jacques Perrin et Jacques Cluzaud est sorti en DVD le 07 Juillet 2010, soit deux mois après l’édition DVD collector (le 20 Mai 2010) du Monde du silence (1956), chef d’œuvre du commandant Cousteau et de Louis Malle, oscar du meilleur film documentaire (1957) et première palme d’or (1956) décernée à un documentaire. Ces deux films, sortis en 2010 mais accusant cinquante années d’écart, sont pourtant comparables, jusque dans l’étrange tandem qui unit leurs concepteurs : une personnalité scientifique (Jacques Yves Cousteau, Jacques Cluzaud) alliée à un metteur en scène de cinéma (Louis Malle, Jacques Perrin). Ces approches scientifique et cinématographique se complètent à travers les inventions sous-marines des deux projets, à la fois techniques de plongée (scientifique) et appareils de prise de vue (cinéma). Science et cinéma, enfin de concert ? Etonnamment, cela a toujours fonctionné dans le sous-genre du film sous-marin, par cette communion entre défi technique et splendeur de l’image que le critique André Bazin reconnaissait déjà au documentaire scientifique : « C’est à l’extrême pointe de la recherche intéressée, utilitaire, dans la proscription la plus absolue des intentions esthétiques comme telles, que la beauté cinématographique se développe par surcroît comme une grâce surnaturelle »1. Le film sous-marin est-il une œuvre de cinéma par sa technique ou son esthétique ?
Exploit de la technique, beauté de la nature
Le Monde du silence montre pour la première fois dans un long métrage de cinéma des inventions emblématiques de la plongée sous-marine moderne : le scaphandre autonome à air comprimé (breveté par Cousteau lui-même et l’ingénieur Emile Gagnan en 1943), le scooter des mers, ou encore la célèbre cage à requins. Des techniques cinématographiques se greffent naturellement à ces innovations nautiques : une caméra sous-marine dans un caisson imperméable est conçue par l’ingénieur chimiste André Laban et le professeur Eggerton met au point un appareil photographique de grand fond (à la cadence d’un flash toutes les quinze secondes, il peut déjà stocker jusqu’à huit cent photographies). Dans Océans, les techniques d’enregistrement (son et image) priment face à la stagnation des techniques de plongées, pérennisées depuis les années cinquante. Tout un arsenal de gadgets technologiques sert à la mise en scène de l’Océan, et se risque même à appréhender le point de vue animal. Pourtant… l’approche du monde marin est-elle nécessairement technique ? Ne dépendrait-elle pas aussi de la distance ménagée par l’homme, c’est-à-dire d’un regard anthropocentrique ?
Le Monde du silence est avant tout un défi humain : celui de la Calypso et de son équipage scientifique, d’un recensement des espèces marines à travers les diverses mers du globe (Mer Méditerranée, Mer Rouge, Océan Indien, Golfe Persique). C’est un film qui sait montrer les biologistes marins au travail : ainsi, les deux cinéastes (Jacques-Yves Cousteau et Louis Malle) n’hésitent pas à se filmer eux-mêmes, à présenter leur matériel de prises de vue. André Bazin ne s’y trompait pas, reconnaissant dans cette double articulation (à la fois le film et le hors-film) tout l’intérêt du Monde du silence : « Il est parfaitement permis de reconstituer la découverte d’une épave, […] Tout au plus peut-on exiger du cinéaste qu’il ne cherche pas à cacher le procédé. Mais on ne saurait le reprocher à Cousteau et Malle qui, plusieurs fois, au cours du film, nous présentent leur matériel et se filment eux-mêmes en train de filmer »2. André Bazin félicite le film en miroir qu’est Le monde du silence, d’une étrange modernité, mais sait aussi à travers les abysses faire entendre les beautés naïves (natives ?) du film : « Il y a un aspect dérisoire dans la critique du « Monde du silence ». Car enfin les beautés du film sont d’abord celles de la nature et autant donc vaudrait critiquer Dieu. Tout au plus, de ce point de vue, nous est-il permis d’indiquer que ces beautés, en effet, sont ineffables […] ces surhommes subaquatiques rencontre en nous-mêmes de secrètes, profondes et immémoriales connivences » (p.35).
Le cercle critique français des années cinquante semble unanimement émerveillé par les paysages sous-marins du commandant Cousteau. Jean Painlevé, cinéaste scientifique exigeant, reconnaît lui aussi les vertus artistiques de son concurrent : « Dans Paysages du silence [court métrage du commandant Cousteau], aucun point d’attache ne subsiste avec les préoccupations humaines. C’est à travers la trame fluide, un tissage immense d’images dont chacune évoque la douceur immatérielle de certains rêves. La composition, le montage, font oublier que nous sommes devant l’illustration d’un effort permanent en pleine recherche scientifique et sportive, on est pénétré d’un lyrisme sans défaut en glissant le long des failles insondables, au milieu d’éclairs de milliers de poissons jaillis de l’horizon et zébrant en tout sens le trajet de ce nouvel animal, l’homme-poisson, qui, dans ce monde marin, n’intéresse personne »3. La séquence d’ouverture [1], sublime, nous fait découvrir « l’homme-poisson » de Jean Painlevé, « le surhomme subaquatique » d’André Bazin : torche à la main, zébrant le bleu sombre des fonds marins, les plongeurs se diluent dans le sombre abîme, puis exhument patiemment le savoir scientifique de sa gangue abyssale – prélevant aux fonds marins des branches de coraux.
Si lyrique soit-elle, si naïve semble-t-elle, cette séquence de découverte des fonds marins implique la présence d’au moins un observateur extérieur (l’opérateur de prise de vue). L’innocence poétique est brisée. La terre sensément vierge est déjà foulée. André Bazin, si brillant théoricien de « l’impression de réalité », n’a pas manqué de relever ces fautes documentaires : « La qualité du film doit beaucoup à l’intelligence de la réalisation de Louis Malle. Celle-ci nous offre un bon exemple des artifices autorisés dans le documentaire […]. J’ai entendu se plaindre de ce que certaines séquences impliqueraient une mise en scène invisible. La soi-disant exploration de l’épave par un nageur solitaire notamment, qui supposait en fait non seulement la présence de plusieurs caméras, mais un véritable découpage comme en studio » (p.38). Cette séquence est visiblement agencée, jusque dans la classique attente spectatorielle. Ainsi, avant que l’épave ne soit découverte [2] (un cargo anglais coulé en 1942 dans le canal de Suez), aucune étape ne nous sera épargnée : localisation de l’épave par écho sonar, puis par la chambre d’étrave ; raccord regard de Frédéric Dumas sur l’épave, par le hublot de la Calypso ; et enfin mise à l’eau de toute l’équipe de plongée ! Un ensemble de rivets scénaristiques nous rappelle à l’ordre : nous n’assistons pas à la découverte d’une épave, mais à sa mise en scène. Contrairement à la méthode cinématographique de Jean Painlevé, qui cherchait souvent à heurter le public par une artificialité revendiquée (les filtres, les ultra-violets, les infrarouges), Louis Malle et le Commandant Cousteau s’ingénient à conforter le public dans sa position de spectateur de salle de cinéma. Par la mise en place de marques d’énonciation diffuses empruntées au cinéma « téléphone blanc » hollywoodien, le documentaire sous-marin s’éloigne des fantaisies musicales de Jean Painlevé et fraie désormais vers la fiction cinématographique. Ainsi, le plongeur solitaire du Monde du silence ne se retrouve jamais face au bloc réel de l’épave, mais se faufile à travers les indices narratifs de sa présence : la puissante ancre rouillée ; la longue chaîne enfouie dans le sable ; la proue sombre du navire à contourner de quelques coups de palme ; et enfin la vieille cloche qu’il faut détartrer au couteau de sa moisissure marine [3].
Le point de vue de l’otarie
A cette vision désespérée de l’homme se battant contre l’envahissement des coraux (pour la dignité de l’épave, finalement) répond dans Océans une séquence très audacieuse : celle d’une otarie de Californie (Zalophus Californianus) naviguant dans le no man’s land des rebuts de la consommation humaine [4], une usine pétrochimique à l’arrière plan. Cinquante années ont passé entre Le Monde du silence et Océans, cinquante années qui ont vu la mer basculer de terrain d’exploration à terrain vague. Pour rendre compte de ces nouvelles épaves, de cette immersion dans une déchetterie, le plongeur semble avoir passé le relai à l’otarie de Californie. Tout aussi solitaire, son point de vue est autre : animal, il est un regard neuf (et non vierge) sur notre monde intrusif, surchargé, pollué d’objets hétéroclites. C’est un regard plus direct, plus vif, inscrit dans le flux de la meute, dans des trajectoires qui échappent à toute morale écologique. Le monde de l’otarie est désormais pollué, encombré de rebuts humains ? Qu’à cela ne tienne ! Elle changera de stratégie, contournera les obstacles (dont un vieux caddie), fera de ce monde son monde, avant tout guidée par des habitus alimentaires.
Peut-on, par la subjectivité animale, abolir notre regard sur l’Océan ? Se substituer à l’œil de la bête, est-ce bien raisonnable ? Se délester du regard humain, telle une peau animale craquelée, c’est retrouver par l’organicité du vivant une multiplicité de mondes à ressentir. Océans, stylisé Ωcéans, le conçoit par son titre à la promesse d’infini, tant entrer dans l’Océan par l’œil de la bête, c’est renouveler l’Océan en une multiplicité d’Océans. Un kaléidoscope perceptif, en net contraste avec l’unicité du regard humain. « Mondes animaux et monde humain »4 nous souffle Jacob Von Uexküll, grand biologiste allemand qui a été le premier au début du XX° siècle à reconnaître la perception animale comme une multiplicité d’espaces vécus : « Mais celui qui conçoit encore nos organes sensoriels comme servant à notre perception et nos organes de mouvement à notre action, ne regardera pas non plus les animaux comme de simples ensembles mécaniques, mais découvrira aussi le mécanicien, qui existe dans les organes comme dans notre propre corps. Alors il ne verra pas seulement dans les animaux des choses mais des sujets, dont l’activité essentielle réside dans l’action et la perception » (p.14). A cette pluralité perceptive des animaux dans Océans répond l’impérialité du regard scientifique du Monde du silence. Là où Océans promet (et parvient souvent à) une densité animale, Le Monde du silence serait plus que jamais le monde des hommes, des outils créés pour rendre navigable ce monde, pour l’insonoriser. Pourtant, derrière l’importance de la domestication de l’espace maritime dans les années cinquante, un enjeu ô combien décisif est déjà exposé par André Bazin dans les dernières lignes de sa critique : « La « Calypso », elle, n’est pas un radeau. Percée de hublots sous la ligne de flottaison, équipée d’une chambre d’étrave, elle s’apparenterait plutôt au « Nautilus » ; approchant de l’idéal qui consiste à disposer d’un lieu d’observation exhaustif qui ne modifie pas l’aspect et la signification de l’objet observé » (p.40). Voir l’animal, sans être vu. Comment est-ce possible ?
En rendant grâce à l’animal, non plus comme objet observé mais comme sujet observant. C’est le dernier défi de l’inventeur Greg Marshall, dépositaire (avec le biologiste Mike Heitaus) en 1995 du brevet « Crittercam », une nouvelle caméra-collier qui peut s’accrocher sur le dos des animaux et y rester, filmant ainsi pour la première fois la continuité de la relation vécue avec le milieu. Cette caméra, en enregistrant à même la croupe de l’animal, tend à se substituer à « l’œil de la bête ». Un désir de « devenir-animal »5 devient ainsi tangible, et prend cette fois-ci en compte la grammaire cinématographique, là où Jacob Von Uexküll s’était restreint aux seules applications scientifiques dans ses travaux sur la perception animale. Greg Marshall réussit son « devenir-animal » en apposant la Crittercam sur le museau d’un cachalot. Le résultat filmique, curieusement esthétique, dépasse le simple gadget de la caméra fureteuse : le cachalot, par des mouvements amples et fluides, se montre très honnête opérateur, révélant pendant quelques minutes (la caméra malheureusement se détacha) son comportement au sein de la meute abyssale [5]. Une autre approche de la subjectivité animale, sans être aussi extrême que celle de Greg Marshall, est souvent proposée par le film Océans, notamment par le trajet quotidien d’un iguane marin (Amblyrhynchux cristatus). Cette nouvelle approche ne se fonde ni sur une subjectivité directe (la Crittercam de Greg Marshall), ni sur une objectivité du point de vue (les cadrages du Monde du silence), mais dans l’interstice de ces deux relations. Ni caméra subjective, ni plan d’ensemble, une option de cadrage est souvent sollicitée dans Océans : filmer le corps (de l’iguane marin) à droite du cadre, en laissant libre cours sur la gauche à la perception de l’animal [6]. Ainsi, la caméra se place au plus près des pulsations de l’iguane marin, s’attachant à chaque algue marine broutée, à un quotidien rarement filmé de la nécessité alimentaire.
Entre défi technique et splendeur de l’image, le sort du film sous-marin serait-il scellé ? Sans doute pas, l’issue providentielle venant d’une réappropriation de la subjectivité animale, dont l’expérience limite de la Crittercam semble avoir redistribué les enjeux naguère disputés par Jacob Von Uexküll autour de la tique : « Nous posons brièvement cette question : la tique est-elle une machine ou un mécanicien, est-elle un simple objet ou un sujet ? » (p.19). L’iguane marin filmé dans Océans n’est plus objet du documentaire (comme les animaux marins du Monde du silence), mais « je » parmi d’autres « je », à la fois unique et au sein de la meute, véritable sujet de sa duplicité animale. Le film sous-marin, entre pédagogie scientifique (Le Monde du silence) et intimité animale (Océans), restera au cœur du cinéma documentaire tant qu’il questionnera aussi pertinemment les limites entre monde réel et monde vécu.
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1. André Bazin, Beauté du hasard, le film scientifique, in. L’Ecran français, 21 Octobre 1947.
2. André Bazin, Le Monde du silence, in. France Observateur, p.38, Mars 1956.
3. Jean Painlevé, « Paysages du silence », in. « Ciné-club » n°3, Décembre 1947.
4. Jacob Von Uexküll, Mondes animaux et monde humain, Editions Denoël, 1965.
5. Notion exprimée par Gilles Deleuze et Félix Guattari, in. Mille plateaux, Les Editions de Minuit, 1980.
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