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20.12.24
Info Parution : "CINÉCASABLANCA, la Ville Blanche en 100 films", par Roland CARRÉE et Rabéa RIDAOUI
Notre collaborateur et coordinateur Roland CARRÉE publie un livre consacré aux films tournés à Casablanca, co-écrit avec Rabéa RIDAOUI, également collaboratrice à la revue ÉCLIPSES. Dès les premiers films de l’époque coloniale,...
Lire la suite26.02.24
Info parution : « Les cinéastes du Diable », par Yann Calvet
Si au cours du 19ème et du 20ème siècles, l’image terrorisante du diable, conservée dans le champ religieux et moral, a perdu de sa puissance dans l’imagination littéraire et dans les illusions de la fantasmagorie, le cinéma va produire de...
Lire la suite25.09.23
Éclipses N° 72 : Clint EASTWOOD, l'épreuve du temps
Consacré à Clint EASTWOOD, le volume 72 de la revue ÉCLIPSES est actuellement en cours d'impression. Il sera très prochainement disponible sur ce site (en version imprimée et aussi en PDF) ainsi que dans votre librairie préférée.
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09.12.24
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On ne naît pas monstre, on le devient
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Film : Rosemary's Baby
Elle et l’huis clos (2/3)
Réalisateur : Roman Polanski
Auteur : Youri Deschamps
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Aurora
(Cristi Puiu, 2012)
De loin, le cinéma de Cristi Puiu peut faire un peu peur : longs et lents, ne rechignant jamais à installer leurs plans dans la durée, misant sur un regard résolument anti-spectaculaire et assez cru porté sur le réel, ses films sont en effet loin d'être immédiatement attrayants, comme le prouve le fait qu'Aurora ait dû attendre deux longues années dans l'antichambre séparant sa présentation cannoise de sa distribution dans les salles françaises. Il serait temps de passer outre ces préjugés simplistes : Cristi Puiu est peut-être le réalisateur le plus important du cinéma roumain contemporain, le cinéaste le plus représentatif de la belle richesse actuelle de la production de son pays.
Succédant à La Mort de Dante Lazarescu (2006), impressionnante odyssée célinienne d'un vieil homme mourant trimballé d'un hôpital bucarestois à l'autre et méchamment humilié dans chacun d'entre eux par un large panel de médecins je-m'en-foutistes, Aurora est une éclatante confirmation du talent qu'a Puiu pour narrer le rapport de forces entre un personnage lambda et un réel cruellement absurde, décrit au travers d’un quotidien potentiellement aliénant et mortifère.
Le mal de la banalité
Viorel (Cristi Puiu lui-même, qui s'avère un acteur ahurissant), ingénieur en métallurgie, erre dans les rues de Bucarest après avoir récupéré l'argent qu'un collègue lui devait ; il fait enlever au noir les meubles et objets encombrant l'appartement qu'il est en train de retaper ; il constate un dégât des eaux généré par la maladresse de l'enfant du voisin du dessus ; il rend visite à sa mère et au nouveau mari de celle-ci, qu'il déteste ; il achète un fusil calibre 12 ; il tente de voir sa maîtresse ; il effectue deux doubles meurtres ; il va chercher sa fille à l'école et la confie à une vieille voisine ; il se dénonce à la police.
C'est bien ainsi qu'Aurora fonctionne : plan par plan, séquence par séquence, le film empile les situations les unes sur les autres, sans souci de les mettre en relation, du moins dans un premier temps. D'où le fait que la première heure de ce film qui en comporte trois semble fastidieuse, a priori peu éloignée d'un académisme de cinéma d'auteur festivalier (dont le parangon serait le Turc Nuri Bilge Ceylan), dilatant vainement le temps à grands coups de plans-séquences vides, sans autre objet que de peinturlurer le monde aux teintes cafardeuses de l'ennui. Cette première heure, difficile mais essentielle, est heureusement un faux-semblant, dont la beauté ne peut se constater que rétroactivement ; l'observation du quotidien le plus prosaïque de Viorel permet de montrer subrepticement les signes de l'aliénation du personnage, le délitement d'une quotidienneté devenue hostile. C'est là qu'Aurora s'avère très fort ; au lieu de délivrer un film potentiellement intéressant mais un peu rebattu sur la banalité du mal (mettre sur un pied d'égalité le mal et le quotidien), Cristi Puiu réalise une oeuvre majeure et originale sur le mal de la banalité (le mal comme résultante du quotidien).
Tous les gestes et actions mécaniques, les façons décalées qu'a Viorel de se comporter face au réel peuvent donc être interprétés comme des signes tendant vers la tragédie à venir : son agressivité cassante face à ce collègue qui ne lui a pas rendu son argent en temps et en heure, son mutisme et sa molle impassibilité anxiogènes, son obsession d'ordre quasi paranoïaque de regarder par l'œil de sa porte afin d'inspecter le palier, son souhait de se débarrasser des encombrants de son appartement comme s'il commençait à se débarrasser de sa propre vie, ses déplacements cycliques et erratiques pouvant être assimilés à ceux d'un lion en cage... Un plan-séquence magnifique et terrifiant est symptomatique de ce qu'est Aurora : les mains de l'ex-belle-mère de Viorel, en amorce, tranchent des pommes de terre dans un saladier avec un couteau très effilé, ceci sous le regard froid et perçant de l'ex-beau-fils dont la dame souligne dans son monologue toute la médiocrité. A partir d'une activité parfaitement banale (faire la cuisine) s'esquisse une violence latente qui ne demande qu'à exploser : la présence du couteau au premier plan, le regard tout aussi tranchant d'un Viorel mutique, le cruel discours hors-champ... Cette scène, déclencheur du second double meurtre, est parfaitement représentative de ce qu'est l'ensemble du film, c'est-à-dire l'histoire d'un homme rendu sociopathe par la faute de la dangerosité sous-jacente du quotidien et du délitement du réel que cette dernière provoque.
En cela, Aurora peut être rapproché du récent et excellent Bellflower d'Evan Glodell (2012). Si, stylistiquement parlant, les deux films n'ont rien à voir, leur discours global est sensiblement le même : le réel possède en germe son propre dérèglement (signifié formellement par l'image jaune dégueulasse et les étranges focales distordant les profondeurs de champ dans Bellflower, ou par la durée scrutatrice et la relative fixité des plans dans Aurora), menant l'humanité aux pires instincts de destruction (le souhait de transformer le monde en terre brûlée chez Glodell) et de mort (les meurtres chez Puiu). Néanmoins, si Bellflower est un film symboliste (l'amour comme dérèglement du réel ; la rupture comme apocalypse...) et paradoxalement idéaliste malgré sa rudesse (l'apocalypse induit nécessairement une renaissance), Aurora est un film au contraire dénué du moindre espoir, faisant de Viorel un homme parmi d'autres, un simple exemple de ce que peut générer une violence exercée par le quotidien, par définition à la fois ordinaire et universelle.
"La pensée de la mort aide à tout, sauf à mourir !"
L'une des grandes forces du cinéma de Cristi Puiu provient du fait que son désespoir intrinsèque et son caractère hautement anxiogène est intimement lié à une forme radicale d'humour noir et froid comme la mort, cruel, grinçant à l'extrême, glaçant jusqu'aux os. La scène la plus emblématique à ce sujet est celle montrant (en plan-séquence fixe bien entendu) Viorel en train de monter le fusil pour la première fois ; une fois l'arme assemblée, le personnage, tentant de coincer la crosse entre ses deux pieds, plaçant le double canon sous son menton, estime quel serait le moyen le plus confortable et efficace de se faire sauter le caisson. L'arme glisse, la position du gars est grotesque mais il n'empêche que l'image de Viorel un fusil sous la tête à de quoi déranger. C'est le ton du cinéma de Puiu : un rire jaune sur une image terrible, évoquant le philosophe Emil Cioran, compatriote du cinéaste.
"La pensée de la mort aide à tout, sauf à mourir !", écrit Cioran dans De l'inconvénient d'être né (1973). La scène du fusil précédemment décrite est une parfaite mise en scène de cet aphorisme profond ; le suicide de Viorel n'est et ne sera pendant tout le film qu'une simulation ; le fusil servira à tuer plutôt qu'à se tuer. Il est d'ailleurs à signaler que le personnage ne se sert de l'arme à feu que dans l'obscurité, comme s'il en avait peur : il éteint la lumière pour essayer le fusil chez lui en tirant sur un oreiller, tandis que le premier double meurtre a lieu dans la pénombre d'un parking souterrain. Viorel n'utilise le calibre 12 en pleine lumière qu'à une seule reprise, pour tirer post mortem sur le cadavre de sa belle-mère, qu'il vient d'assassiner hors-champ d'une autre manière. Le personnage hésite, gémit, halète ; la lumière concrétise la mort, la rend visible et, donc, effrayante. Elle n'est plus déréalisée par l'obscurité ; elle n'est plus "la pensée de la mort" de Cioran, une simple idée, une simulation comme lorsque Viorel place le fusil sous son menton. La mort devient un fantasme réalisé, révélé au sens photographique du terme par la lumière.
La soustraction de Viorel à l'aliénation du réel ne passant donc pas par son suicide, il choisit d'avouer ses meurtres à la police afin d'être emprisonné. La longue séquence du commissariat concluant Aurora, effarante plongée dans un bain d'absurdité glacée et acide, délivre tout le discours moral d'un film qui se dévoile comme une violente fable sociale (ce qu'était déjà, finalement, La Mort de Dante Lazarescu). Après avoir avoué ses deux doubles meurtres, Viorel est laissé seul, ou presque, dans le poste de police quasi désert ; personne ne prend en compte ce qu'il a à dire, les agents préférant boire du café ou bavarder entre eux. Lorsqu'il est enfin pris en charge pour déposer, les deux policiers l'écoutent à peine, lui faisant répéter les informations qu'il leur fournit sur ses crimes, avant de lui laisser le soin d'écrire lui-même sa déposition. Au-delà du fait que cette séquence soit vraiment très drôle, il s'avère que le réalisateur renoue avec la grande thématique du témoignage empêché, qui était déjà celle de L'Après-midi d'un tortionnaire (2000), chef-d'oeuvre de Lucian Pintilie que Puiu avait scénarisé. Dans le film de Pintilie, la parole testimoniale d'un tortionnaire de la dictature de Ceaucescu était parasitée, rendue inaudible par les menaces téléphoniques de son fils et par le désintérêt poli de l'intervieweuse. La séquence finale d'Aurora raconte exactement la même chose : Viorel s'accuse de quatre meurtres sanglants dont tout le monde se contrefout. Le mal de la banalité, la dangerosité pousse-au-crime du quotidien faisant de n'importe qui une menace (le voisin du dessus à propos de son fils ayant provoqué le dégât des eaux et dont il va devoir payer les bêtises : "Je vais pas le tuer, c'est quand même mon fils...") se transforme alors dans le commissariat en banalité du mal, le témoignage oral changeant la mort en pensée telle que Cioran la définit dans son aphorisme, la rendant abstraite, inoffensive, invisible.
En montrant comment la société transforme la violence de l'ordinaire en violence ordinaire dont on déconsidèrerait la portée, Aurora, film massif, mordant et capital, est la radiographie d'un monde moderne au désespoir incurable, lui-même générateur de violences qu'on s'empressera de définir comme ordinaires. Laissant Viorel à sa déposition, l'un des policiers sort du champ en déclamant l'ultime réplique du film : "Bon, allez, il faut que j'aille aux toilettes !" S'ensuit immédiatement le générique de fin, dont la musique est une petite fugue sautillante jouée au piano ; oui, en effet, laissons Viorel à son petit témoignage sans importance... En attendant le prochain massacre d'un prochain Viorel, peut-être dans le prochain film de Cristi Puiu ?
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