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20.12.24
Info Parution : "CINÉCASABLANCA, la Ville Blanche en 100 films", par Roland CARRÉE et Rabéa RIDAOUI
Notre collaborateur et coordinateur Roland CARRÉE publie un livre consacré aux films tournés à Casablanca, co-écrit avec Rabéa RIDAOUI, également collaboratrice à la revue ÉCLIPSES. Dès les premiers films de l’époque coloniale,...
Lire la suite26.02.24
Info parution : « Les cinéastes du Diable », par Yann Calvet
Si au cours du 19ème et du 20ème siècles, l’image terrorisante du diable, conservée dans le champ religieux et moral, a perdu de sa puissance dans l’imagination littéraire et dans les illusions de la fantasmagorie, le cinéma va produire de...
Lire la suite25.09.23
Éclipses N° 72 : Clint EASTWOOD, l'épreuve du temps
Consacré à Clint EASTWOOD, le volume 72 de la revue ÉCLIPSES est actuellement en cours d'impression. Il sera très prochainement disponible sur ce site (en version imprimée et aussi en PDF) ainsi que dans votre librairie préférée.
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09.12.24
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Film : Freaks
On ne naît pas monstre, on le devient
Réalisateur : Tod Browning
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Film : Le Locataire
Elle et l’huis clos (3/3)
Réalisateur : Roman Polanski
Auteur : Youri Deschamps
Lire l'article17.04.12
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Film : Rosemary's Baby
Elle et l’huis clos (2/3)
Réalisateur : Roman Polanski
Auteur : Youri Deschamps
Lire l'articleRevoir : Freaks
Freaks
(Tod Browning, 1932)
Freaks met d’abord en scène un vertigineux renversement. Le véritable monstre n’est pas celui qu’on croit, ce n’est pas l’être humain difforme, le monstre physique, amputé d’un ou plusieurs membres, mais la sublime Cleopatra, dont la beauté extérieure n’a d’égale que la laideur intérieure. En abusant de la confiance et de l’amour que Hans a pour elle, en le ridiculisant et en finissant par tenter de l’empoisonner pour lui soutirer sa fortune, elle révèle sa monstruosité morale.
Devenir-monstre n°1 - Le regard de l’autre
Sa cruauté repose en effet sur une opération simple : il faut déshumaniser Hans en pensée pour pouvoir se justifier à soi un tel comportement. À l’instar d’Hercule, Cleopatra voit dans Hans un sous-homme (« ape »), ce qui est la condition pour le manipuler et l’humilier sans scrupule moraux particuliers. La grossièreté du stratagème atteste de l’incapacité essentielle de Cleopatra à prendre Hans pour un être humain : instrumentaliser ainsi un être considéré comme inférieur ne nécessite même pas que l’on essaye de dissimuler correctement le dispositif, tant il est impossible qu’un tel être puisse détecter la manipulation. On peut lui mentir à la vue de tous comme on le ferait pour un enfant (« that is what most of them are, children »). On pourrait ainsi appliquer au monstre la formule de Lévi-Strauss à propos du barbare : le monstre, c’est celui qui croit à la monstruosité. La monstruosité de Cleopatra repose principalement sur le fait qu’elle perçoit ses collègues difformes comme des monstres, les « dirty slimy monsters », monstres sales et visqueux, comme elle le laisse échapper lors de la scène du mariage ou apparaît enfin à Hans son visage monstrueux. C’est au moment précis où elle nomme l’autre comme monstre qu’elle se déclare malgré elle comme le seul authentique monstre du film. On ne devient ainsi monstre que par le regard de l’autre, qui révèle à cette occasion sa propre monstruosité.
Ainsi, on apprend qu’il n’y a pas de monstre objectif : être un monstre c’est avant tout être perçu comme un monstre dans le regard d’un autre. Hans est un monstre pour Cleopatra, mais pas pour Frieda et les autres membres de la troupe. Cela nous est rappelé par le personnage de Frieda « to me, you’re a man, but to her, you’re only something to laugh at ». Être un monstre n’est pas une propriété objective, on est perçu comme monstre par le regard d’un autre qui nous chosifie, fait de nous un moins qu’humain, une chose dont on peut abuser, aussi grossièrement soit-il. A première vue, les seuls personnages qui seront montrés en tant que monstre, c’est-à-dire en train de se mettre en scène comme monstre, seront l’avaleur de sabre puis le cracheur de feu lors du mariage. Mais il s’agit plutôt ici d’un cadeau offert par des performers entre eux, ils se livrent à leur art scénique par pur jeu et plaisir d’offrir une prestation à ceux qui savent reconnaître leur art pour ce qu’il est : un savoir-faire, et non le symptôme d’une infirmité. C’est ce qui est suggéré aussi par la proposition des Freaks que Cleopatra s’empressera de refuser : « One of us ! », si tu es avec nous tu peux enfin nous voir tels que nous sommes : des artistes. C’est finalement Cleopatra qui sera, directement dans l’avant dernière scène, et de manière suggérée au début du film, la seule à être présentée en tant que monstre, c’est-à-dire en tant que bête de foire, comme objet de spectacle. Le génie du film repose sur le fait qu’aucun des monstres, à part Cleopatra, ne sera montré en tant qu’objet de spectacle, ils sont peints exclusivement dans leur quotidien : scènes de jeux, de repas, de camaraderie, de préparation des spectacles, mariages. Les Freaks se retrouvent ainsi humanisés. Soustraits au regard du public, ce ne sont plus des Freaks mais des circassiens et circassiennes en tournée, dont les talents sont divers et très différents les uns des autres, présentés en tant que sujet et non en tant qu’objet du regard d’un autre qui les fait monstres. La plupart des Freaks ne sont pas spectaculaires pour ce qu’ils sont uniquement, mais pour ce qu’ils font avec ce qu’ils sont. Half boy n’est pas juste une forme aberrante qu’on exhibe, c’est un acrobate qui se meut avec une vitesse surhumaine grâce à ses muscles et ses bras surdéveloppés. Les Siamese Sisters Daisy et Violet Hilton peuvent chanter, danser et jouer du violon. The Living Torso peut s’allumer une cigarette sans l’aide de bras ou de jambes. Le monstre Cleopatra en revanche est exhibé pour la monstruosité qu’il est, pour sa monstruosité seule et non la combinaison d’une monstruosité physique et d’un talent longuement travaillé permettant de la sublimer.
Devenir-monstre n°2 et 3 - Devenir physique du monstre moral, et réciproquement
Ainsi tout dans le film semble plaider pour une lecture qui séparerait la monstruosité physique de la monstruosité morale, dans un renversement symétrique : les Freaks sont aussi difformes physiquement qu’ils sont beaux moralement, innocents « comme des enfants », et la beauté extérieure de Cleopatra n’a d’égal que sa cruauté morale. Mais il existe pourtant un moment où monstruosité morale et monstruosité physique semblent converger, donnant lieu à la plus grande scène du film : la scène de l’orage. Il se joue ici un deuxième renversement dans lequel les Freaks vont prendre leur revanche sur Cleopatra, dans une scène jouissive et terrifiante produisant une « image vengeance » comme on en trouve dans les films de Tarantino (1). Rampant dans la boue et à travers la pluie dans une accélération cauchemardesque, les Freaks s’apprêtent à infliger à Cleopatra le châtiment qui la rendra enfin « one of them », qu’on devine d’une violence et d’une horreur inouïe grâce au génie de la suggestion que manipule sans cesse le film. De la même manière que la scène initiale nous cachait le monstre Cleopatra, on nous cache maintenant le moyen par lequel elle le devient. L’innocence enfantine du monstre disparaît dans cette scène où les monstres physiques deviennent réellement monstrueux, c’est-à-dire humain. Mais d’où vient cette monstruosité d’un nouveau genre, monstruosité complète qui combine monstruosité physique et morale ? Elle est produite par Cleopatra elle-même, qui déchaîne sur elle la revanche des vaincus. L’image vengeance produite ici est bien une image de fiction : elle nous rappelle que dans la réalité, une telle vengeance n’a pas lieu, le diktat du corps valide est la norme de la beauté, et tout corps s’en écartant est vu comme repoussant (2). Formellement, la scène de l’orage est le lieu d’une redoutable viscosité (« slime »). Tapis dans l’ombre et la boue, se faufilant tels des êtres liquides à la fois trop lents et trop rapides entre les roues et dans les recoins, dans des interstices inhabitables par un être humain de taille normale, les Freaks sont enfin devenus objectivement ce qu’ils étaient dans le regard de Cleopatra, des êtres visqueux. C’est le regard que Cleopatra porte sur eux (« slimy monsters ») qui s’objective ici dans une scène qui actualise physiquement sa propre monstruosité morale, processus de matérialisation qui culminera dans la vision finale horrifique de la métamorphose de Cleopatra en monstre physique. Le film montre donc deux devenir-monstres symétriques : 1° le devenir monstre physique du monstre moral, par lequel la cruauté de Cleopatra s’objective dans sa métamorphose 2° Réciproquement, le devenir moral du monstre physique, quand les Freaks s’approprient la cruauté de Cleopatra pour la retourner contre elle.
Devenir-monstre n°4 – Le Corps sans Organe
Enfin les Freaks apparaissent ici comme modèle de ce que Deleuze nomme le Corps sans Organe (CsO). Le CsO chez Deleuze : « s’oppose non pas aux organes, mais à l’organisation des organes qui est l’organisme. » (3). L’organisme obéit à une logique transcendante et autoritaire : il y a un principe d’organisation qui distribue une bonne répartition des organes, une norme de l’organisé. Les Freaks ont un CsO au sens où leurs corps proposent une sorte de désorganisation, ils ont un corps mais pas d’organisme. Cependant, cette désorganisation n’est pas une absence d’organisation, mais une absence d’organisation unique et normative. C’est une autre organisation. Les CsO présentent des combinaisons multiples qui échappent à la norme de l’organisme. En ce sens, le corps du freak n’est pas anormal, mais anomal. Il n’est pas en dehors de la norme, mais constitue une distribution particulièrement rare au sein de cette norme. Il n’existe pas de « normal » et d’ « anormal » dans le vivant, au sens où il y aurait une forme de vie supérieure à une autre, une essence figée de ce que serait le bon vivant biologique, et une forme déviante qui lui ferait face. Il existe en revanche de l’anomal c’est-à-dire de l’inhabituel, du moins répandu. Et nous sommes tous quelque part sur ce spectre : nous sommes tous des monstres normalisés (4).
Pour Deleuze, le CsO permet d’en finir avec le Jugement de Dieu. En effet, l’organisme, conçu comme une norme unique et transcendante, suit une logique théologique. La lecture théologique de l’organisme dans l’histoire, c’est précisément son absence d’histoire : l’organisation préexiste au corps, il existe une organisation unique du corps qui serait la norme du bon et beau corps, et les organismes existants l’actualisent. Mais il faut renverser le rapport entre le corps et son organisation. En réalité, l’organisation est contingente, elle est une strate, un résultat des devenirs du corps, qui auraient pu être autres. Il n’y a aucune nécessité dans le fait que les corps prennent au cours de leur développement historique, dans l’histoire de l’évolution, la forme que nous leur connaissons (5). En première instance, le film illustre donc à travers la lutte des Freaks contre Cleopatra la lutte du CsO contre le jugement de Dieu, la lutte de l’anomal contre l’organisme unitaire et normatif. On peut ainsi relire la scène de l’orage, la vengeance finale des Freaks, comme l’inversion du Jugement de Dieu, la révolte des anges déchus : les créatures difformes et refoulées s’insurgent contre le Jugement de Dieu et l’estropient pour le faire descendre parmi eux. C’est tout cet imaginaire théologico-politique (révolte des esclaves, loi du talion) qui est à l’œuvre dans la scène. C’est un nouveau Jugement de Dieu qui s’abat désormais, c’est l’organisme-Cleopatra qui hurle car c’est maintenant lui qui est plié indument (6). Les Freaks disent à Cleopatra : « tu fais de nous des monstres par ton regard haineux, un monstre tu deviendras… one of us ! ».
Mais il faut aller plus loin. Ce n’est pas en étant né avec des jambes atrophiées que Half Boy est un CsO, il devient un CsO. Fumer sans main (The Living Torso) ou marcher sans jambe (Half Boy) sont autant d’expressions du CsO des Freaks car ce sont des gestes produits et travaillés. Ce n’est pas ne pas avoir de main ou ne pas avoir de jambe qui font des Freaks des CsO mais c’est le devenir singulier de ces corps sans mains et de ces corps sans jambes. Half Boy est bien un modèle de CsO car il propose au corps une articulation alternative. Il devient CsO en se désarticulant, c’est-à-dire en rompant les articulations naturelles, en se musclant le haut du corps pour produire une articulation alternative de son corps. Il ne suit pas l’articulation jambe-genou-pied pour se déplacer, l’organisation de l’organisme transcendant et normatif, mais une autre articulation, bras-épaule-main, pour le déplacement. Le mouvement de reptation de The Living Torso obéit à la même logique en multipliant encore davantage les articulations. Leur corps n’est pas inarticulé mais « n-articulé » (7). C’est seulement pour Cleopatra-ou-le-Jugement-de-Dieu, que les Freaks sont des êtres inarticulés, c’est-à-dire déviants par rapport à la norme de l’articulation majoritaire du corps qui serait la seule valable. Ils ont en réalité des articulations multiples qui ouvrent leurs corps à des devenir surhumains. Le CsO est lui-même un devenir. Comme le dit Deleuze c’est une limite, on n’est pas un CsO, on se fait un CsO. Le processus par lequel les Freaks se font et se refont perpétuellement leur CsO est le processus par lequel ils découvrent les potentialités artistiques de leurs corps échappant au Jugement de Dieu, et les subliment dans un act (performance) ou un craft (savoir-faire) qui leur est propre.
Si les Freaks apparaissent comme modèle du Corps sans Organe deleuzien, c’est donc pour deux raisons : 1° En tant qu’ils sont une organisation différente, anomale, du corps humain, ils représentent de facto une alternative à la norme transcendante de l’organisme, que Deleuze nomme après Artaud le Jugement de Dieu. 2° Le véritable CsO des Freaks n’est pas que leur corps physique, ce qu’ils sont à la naissance, c’est le processus par lequel ils font de ce corps physique un outil d’expérimentation et un moteur de création artistique.
Monstres et Freaks
On peut alors différencier le freak-artiste du monstre-humain Cleopatra. Cleopatra est un monstre par le regard monstrueux qu’elle pose sur l’autre, car elle qualifie l’autre de monstre. Les circassiens sont des Freaks car ils inscrivent leur corps dans un devenir artistique, un devenir performance, un devenir scénique, qui est la sublimation dionysiaque d’une anomalie. Passer du monstre au freak, c’est renverser le stigmate naturel d’un corps anomal en talent, en art propre à soi, en titre positif et honorifique de maître de l’illusion. Le film propose ainsi quatre modalités du devenir-monstre : le devenir-monstre dans le regard de l’autre, le devenir-monstre moral du monstre physique, produit par Cleopatra, le devenir physique du monstre moral, produit par les Freaks sur Cleopatra, et le devenir Freaks du corps anomal, c’est-à-dire son devenir artiste. Personne n’est figé une fois pour toutes à la naissance dans un destin de monstre irréversible, et chacun d’entre nous pourrait le devenir (« you might be even as they are»). Le monstre n’est pas toujours déjà un monstre, il est produit en tant que tel, institué, enfanté. Le film renverse ainsi sa première phrase à propos des monstres, « brought into this world » comme tels, venus au monde comme monstres, en faisant du monstre un résultat, et non une donnée de nature. On ne naît pas monstre, on le devient. On ne naît pas freak, nous avons à le devenir.
****
(1) P. Maniglier et M. Gil, L’image vengeance, Tarantino face à l’histoire, 2013.
(2) Id. L’image vengeance « est un pur symbole. Symbole d’abord, en ce sens qu’elle ne fait pas tant voir quelque chose qu’elle ne signifie sa propre impossibilité : elle ne vaut pas pour autre chose que pour le néant sur lequel elle repose […]»
(3) Deleuze & Guattari, Mille Plateaux, Comment se faire un Corps sans Organe, p. 196.
(4) Voir : Canguilhem, La connaissance de la vie, Le monstre et le monstrueux.
(5) C’est ce que montre aussi le continuum Lucrèce-Diderot-Darwin renversant le finalisme du vivant. L’organisation des corps animaux et humains que nous connaissons n’est pas l’actualisation d’un moule normatif qui lui dicterait une forme préétablie, c’est le résultat d’un processus long et contingent dans lequel la difformité, comme une « réalité glaciaire » (Mille Plateaux p.197) est première. L’organisme est un résultat (parmi d’autres possibles) du CsO.
(6) Voir Mille Plateaux p. 197 : « Le CsO hurle : on m'a fait un organisme ! on m'a plié indûment ! on m'a volé mon corps ! ». C’est l’inverse qui se produit ici.
(7) Mille Plateaux, p. 197.
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