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20.12.24
Info Parution : "CINÉCASABLANCA, la Ville Blanche en 100 films", par Roland CARRÉE et Rabéa RIDAOUI
Notre collaborateur et coordinateur Roland CARRÉE publie un livre consacré aux films tournés à Casablanca, co-écrit avec Rabéa RIDAOUI, également collaboratrice à la revue ÉCLIPSES. Dès les premiers films de l’époque coloniale,...
Lire la suite26.02.24
Info parution : « Les cinéastes du Diable », par Yann Calvet
Si au cours du 19ème et du 20ème siècles, l’image terrorisante du diable, conservée dans le champ religieux et moral, a perdu de sa puissance dans l’imagination littéraire et dans les illusions de la fantasmagorie, le cinéma va produire de...
Lire la suite25.09.23
Éclipses N° 72 : Clint EASTWOOD, l'épreuve du temps
Consacré à Clint EASTWOOD, le volume 72 de la revue ÉCLIPSES est actuellement en cours d'impression. Il sera très prochainement disponible sur ce site (en version imprimée et aussi en PDF) ainsi que dans votre librairie préférée.
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09.12.24
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Film : Freaks
On ne naît pas monstre, on le devient
Réalisateur : Tod Browning
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Elle et l’huis clos (3/3)
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Film : Rosemary's Baby
Elle et l’huis clos (2/3)
Réalisateur : Roman Polanski
Auteur : Youri Deschamps
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La Colline à des yeux
(Alexandre Aja, 2006)
La Colline a des yeux (The Hills have eyes [2006]), remake signé par le Français Alexandre Aja du classique passablement ridé de Wes Craven (1977) et avalisé par ce dernier, peut être considéré comme l'un des films d'horreur les plus profonds de la fin des années 2000. En effet, au-delà de la parfaite efficacité de ses effets gore et de sa brutalité extrême, le film d'Aja se révèle finalement comme une oeuvre urticante à l'encontre des Etats-Unis, fouillant dans certaines plaies américaines encore à vif. La violence du discours de cette nouvelle mouture passe principalement par la façon dont Alexandre Aja confronte les deux parties d'un monde radicalement bipolaire, ceci essentiellement par le biais du traitement de l’espace.
La famille Carter, traversant le désert du Nouveau-Mexique afin de rejoindre la Californie, se fait piéger par une population autochtone physiquement monstrueuse, dangereusement amorale et méchamment cannibale. Immobilisée par une crevaison loin d'être involontaire au beau milieu de ce désert hostile et dépourvu de tous moyens de communication, cette famille se voit peu à peu décimée...
Comme tout survival qui se respecte, La Colline a des yeux est construit sur les bases d'un affrontement duel. Une famille américaine stéréotypée, rigoureusement hiérarchisée, conservatrice (à l'exception de Doug [Aaron Stanford], le mari démocrate et violemment méprisé de la fille aînée des Carter), adepte des armes à feu (le chef de famille est un ancien policier reconverti dans une société de sécurité) et ultra-religieuse, civilisée à l'excès, s'oppose à l'Autre, à cette altérité menaçant de s'introduire dans cette communauté bien ordonnée afin d'en détruire l'organisation, de la pervertir et de la souiller de son propre sang. Chacune des deux parties possède son territoire, et le moins que l'on puisse dire est que le partage spatial est inéquitable. En effet, si les Carter possèdent un territoire bien défini (le véhicule accidenté qui les transportait et la caravane qu'il tractait), leurs ennemis anthropophages, eux, maîtrisent le reste de l'espace, c'est-à-dire l'immensité du désert, un lieu minéral jusqu'à l'abstraction, sans repères et sans limites, un labyrinthe sans centre, dont il est impossible de s'évader. En somme, un huis clos à ciel ouvert. Lâchée et perdue dans ce lieu vide d'une redoutable hostilité, la famille Carter est littéralement prisonnière dans le camp ennemi. Son unique recours est la préservation de l'espace restreint de la caravane, enclave dont les fines cloisons tiennent lieu de frontières avec cet extérieur dangereux.
L'affrontement entre le Bien et le Mal ne peut se déclencher que lorsque ces frontières sont perforées, ce qui arrive à peu près à mi-film. Pendant que Big Bob Carter (Ted Levine), le chef de famille, est parti chercher de l'aide pour réparer l'auto accidentée, l'Autre parvient à s'immiscer dans le lieu sécurisé qu'est censé être la caravane. Ce mouvement de l'extérieur vers l'intérieur amenant à l'intrusion du lieu par l'un des monstres de la colline, Pluto (Michael Bailey Smith), est d'abord formel. Un plan rapproché montre l'une des filles Carter, Brenda (Emilie de Ravin), d'une blondeur angélique, allongée, somnolant avec ses écouteurs sur les oreilles ; de la droite du cadre surgit la main de Pluto, cherchant à caresser la chevelure de la fille. La main soulève le drap dévoilant le corps féminin court vêtu. Le plan directement consécutif à ses actes est le gros plan du visage difforme de Pluto. Ce court passage est le point de bascule du film, le moment où d'envisageable, la menace extérieure devient concrète. La perforation de la frontière séparant l'extérieur de l'intérieur de l'enclave des Carter est symbolisée par la perforation du bord du cadre, séparant le champ du hors-champ, par la main de Pluto. A partir du moment où ce hors-champ fait irruption dans le champ, l'horreur peut librement s'exprimer (le visage du monstre). A ces quelques plans capitaux succèderont une tentative de viol sur Brenda, l'assassinat sanglant de la seconde fille Carter, Lynn (Vinessa Shaw) et de sa mère Ethel (Kathleen Quinlan), l'immolation de Big Bob préalablement kidnappé, et l'enlèvement de la petite Catherine, le bébé de Lynn et de Doug que les cannibales projettent de consommer.
L'abolition de la frontière, qu'elle soit géographique ou formelle, aboutit donc à l'horreur pure, ce qui semble presque logique puisque, d'une certaine manière, cette abolition est une composante générique du film d'horreur, ce que définit longuement mais très clairement Jean-Baptiste Thoret : "[...] Le film d'horreur est contraint, à un moment ou à un autre, d'aborder frontalement la question du seuil, ou plutôt de son franchissement, et par conséquent de la visibilité de l'horreur dont il se repaît. Il ne peut pas ne pas montrer. Le passage du hors-champ au champ (surgissement de la menace) puis son trajet inverse constitue ainsi la fiction programmatique du genre. [...] Le point de contact entre ces deux zones, entre soi et l'Autre, est au cœur de son projet, tant figuratif (métamorphoses) que filmique (rapport du champ et du hors-champ) : dans tout film d'horreur, la peur du spectateur est suspendue à l'instant de la rencontre, de l'affrontement in vivo, dans le cadre et sous nos yeux » (Le Cinéma Américain des Années 70, Ed. Cahiers du Cinéma, Paris, 2006, p. 306).
Cette mise en tension de la « question du seuil » et de son « franchissement », acquiert dans la contemporanéité du film d'Alexandre Aja, sorti cinq ans après les attentats du World Trade Center, une importance particulière. On pourrait reprendre les théories précédentes de Thoret pour expliquer la situation américaine d'alors, un champ national attaqué par un hors-champ terroriste, hors-champ abolissant le principe même de frontière par la perforation de celle-ci. Cette victoire du hors-champ sur le champ provoque du même coup un sentiment de menace généralisée, comme si le territoire intérieur n'appartenait plus à ses occupants. En cela, la scène de l'invasion de la caravane, derrière sa trivialité gore apte à satisfaire les amateurs du genre, est avant tout une puissante évocation du traumatisme américain post-11 Septembre et de la paranoïa que les attentats ont pu provoquer.
L'invasion de la caravane provoque l'expédition punitive que mène Doug, partant dans les collines avec son fusil et son berger allemand, pour se venger de la mort de sa femme et de ses beaux-parents et pour tenter de récupérer sa fille. Ici, la situation se retourne : à l'invasion d'un espace intérieur par une menace extérieure succède une réaction pulsionnelle de la part d'un personnage au territoire profané, dont les frontières ont été précédemment symboliquement abolies (l'abolition sera d'ailleurs concrétisée par l'explosion volontaire de la caravane par Brenda et son frère, provoquée afin de tuer Jupiter [Billy Drago], le chef des cannibales). De ce point de vue, la croisade qu'entame Doug afin d'affronter les profanateur de son territoire fait beaucoup penser aux guerres contre le terrorisme qu'entama George W. Bush en réaction aux attentats du World Trade Center. L'ironie de la situation est bien sûr savoureuse, puisque que c'est le personnage idéologiquement marqué du côté démocrate qui adopte les réflexes réactionnaires qu'il critiquait au départ du film.
En quadrillant l'espace, Doug tombe sur le camp de base des autochtones, un village-test, lieu dont la mise en scène est absolument capitale. Ce village-test est la simulation d'un bourg américain créé de toutes pièces afin de tester la résistance des maisons aux radiations provoquées par une série d'essais nucléaires effectués dans le désert du Nouveau-Mexique ; une ville morte qui n'a finalement jamais été destinée à être vivante, une ville décrépie, poussiéreuse, balayée par les vents arides. Une ville-fantôme tout droit sortie des westerns démythificateurs de Leone (la découverte du lieu par Doug est d'ailleurs accompagnée par une musique lugubre et électrique pastichant avec évidence le style Morricone). Les carreaux brisés des maisons du village-test, évoquant le stéréotype suburbain américain avec ses tapisseries à fleurs, son mobilier daté et ses cuisines pastel, laissent entrer la poussière et le vent. A l'instar de la caravane des Carter, la frontière entre intérieur et extérieur du home sweet home est abolie ; l'intérieur est extérieur, et vice versa. La disparition de la frontière a permis la colonisation du lieu par les autochtones, physiquement et moralement atrophiés par les radiations. Les déformations physiques de Pluto et de ses dangereux acolytes redoublent celles des premiers habitants de ce village-test : les mannequins complétant la simulation qu'est le lieu, représentations au sourire figé et angoissant et au visage fondu, liquéfié, littéralement cramé par les explosions nucléaires. De fait, les cannibales, ayant colonisé ces décors délabrés mais ô combien évocateurs de l'american way of life, peuvent être considérés comme des membres dégénérés de cette dernière, comme le revers monstrueux de la Famille américaine dont les Carter semblent être les parfaits émissaires et, par extension, comme les allégories d'une certaine forme de culpabilité américaine vis-à-vis de son peuple. L'un des monstres, énorme masse difforme étrangement installé dans un fauteuil roulant, ne se prive d'ailleurs pas de le rappeler à Doug : « You made us what we've become ». De fait, le « you » de la réplique allégorise à son tour le personnage de Doug, devenant l'incarnation de cette Nation américaine fautive.
Les habitants de la colline, communauté fondée sur les fantasmes nucléaires de la Nation américaine, peuvent donc considérer l'intrusion de Doug dans le village-test comme la profanation de leur espace, une sorte de double inversé de la scène de la caravane. Ici, Doug devient l'Autre, la menace extérieure que représentaient jusqu'alors les monstres cannibales.
Là se trouve peut-être la majeure partie de la force politique de La Colline a des yeux. En effet, suite à la longue séquence du village-test montrant Doug massacrant un à un tous ses ennemis, d'abord pour se défendre puis peu à peu de plus en plus gratuitement, et ceci avec une brutalité égalant celle des habitants de la colline, un retournement s'opère : la Civilisation se mue alors en une sauvagerie qui n'est finalement qu'un état latent susceptible de ressurgir à tout moment. Le manichéisme de départ n'est alors plus qu'un souvenir ; le boucher qu'est devenu Doug prouve que le Bien contient le Mal en lui. De même, ce retournement de la civilisation à la sauvagerie est un retour à la violence primitive de la Nation américaine, permettant la résurgence de ce premier conflit entre colons et autochtones qu'étaient le génocide des Indiens d'Amérique. De ce point de vue, la présence de totems dans le premier plan suivant directement le générique du film ne semble pas totalement fortuite.
Film polémique hautement corrosif, ce remake de La Colline a des yeux ne fait donc rien d'autre que de pointer du doigt une Nation américaine arrogante, faussement civilisée et véritablement violente. Une Nation pétrie de culpabilité et dont la survie dépend de sa capacité à défendre son territoire et à envahir celui d'ennemis qu'elle a elle-même créés. Ce film d'horreur magistral, pamphlet moins anti-américain que critique et lucide, est très certainement l'une des oeuvres les plus justes (avec Cloverfield [Matt Reeves, 2008]) traitant des Etats-Unis de l'après-11 Septembre 2001.
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