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Info Parution : "CINÉCASABLANCA, la Ville Blanche en 100 films", par Roland CARRÉE et Rabéa RIDAOUI
Notre collaborateur et coordinateur Roland CARRÉE publie un livre consacré aux films tournés à Casablanca, co-écrit avec Rabéa RIDAOUI, également collaboratrice à la revue ÉCLIPSES. Dès les premiers films de l’époque coloniale,...
Lire la suite26.02.24
Info parution : « Les cinéastes du Diable », par Yann Calvet
Si au cours du 19ème et du 20ème siècles, l’image terrorisante du diable, conservée dans le champ religieux et moral, a perdu de sa puissance dans l’imagination littéraire et dans les illusions de la fantasmagorie, le cinéma va produire de...
Lire la suite25.09.23
Éclipses N° 72 : Clint EASTWOOD, l'épreuve du temps
Consacré à Clint EASTWOOD, le volume 72 de la revue ÉCLIPSES est actuellement en cours d'impression. Il sera très prochainement disponible sur ce site (en version imprimée et aussi en PDF) ainsi que dans votre librairie préférée.
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09.12.24
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On ne naît pas monstre, on le devient
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Lost Highway
(David Lynch, 1997)
Du rapport du cinéma de David Lynch à celui d’Alfred Hitchcock, on a souvent relevé le seul jeu des correspondances immédiates, qui tiennent le plus souvent du clin d’œil cinéphile plus ou moins dissimulé (volontairement ou non) ou de l’effet de reconnaissance ponctuel. Lost Highway (1997) se prête tout particulièrement à cet exercice de généalogie directe. En effet, dès la fin du premier acte, David Lynch fait brutalement disparaître son personnage principal, Fred Madison (Bill Pullman), qui connaît alors un sort semblable à celui de Psycho, Marion Crane (Janet Leigh), sauvagement évacuée de l’intrigue par la bonde de douche du plus célèbre Motel de cinéma. A sa façon, le film de Lynch rejoue d’ailleurs (et démultiplie) l’idée du partage du corps et de l’esprit en entités distinctes, sur le modèle de Psycho, où l’identité de Norman Bates est dangereusement travestie par l’emprise d’une mère autoritaire et possessive. Dans Lost Highway en effet, la personnalité de Fred Madison est pareillement sujette à la division et à l’instabilité figurative, où plusieurs corps différents (Bill Pullman puis Balthazar Getty dans le deuxième segment) se succèdent ou s’affrontent pour donner à voir le conflit interne d’un sujet unique en état de crise. Que l’on regarde ensuite du côté des personnages féminins, et ce sont cette fois les méandres de Vertigo que Lynch réinvestit et reconfigure : du premier au deuxième acte de Lost Highway, le brune Renee Madison revient en Alice Wakefield – blonde incarnation d’un douloureux cauchemar orphique –, toutes les deux interprétées par la même actrice (Patricia Arquette), à l’instar de Kim Novak dans Vertigo, qui prête successivement ses traits à Madeleine Elster puis à Judy Barton, pour ensuite retrouver l’apparence de Madeleine par l’entremise du désir obsessionnel de Scottie Ferguson (James Stewart). On se souvient d’ailleurs que dans sa série Twin Peaks (1990-1991), Lynch transformait déjà le désir du protagoniste de Vertigo en réalité patronymique : la cousine (et sosie) de la défunte Laura Palmer répond en effet au nom de Madeleine Ferguson (personnage également interprété par Sheryl Lee, forcément…) et consacre donc par les mots l’union des deux amants tragiques de Vertigo. D’une manière plus générale, sur le plan de leur structure dramatique, Lost Highway et son jumeau Mulholland Drive (2001) s’en remettent largement aux sortilèges de la « grande pliure occulte », qui arrête brusquement l’intrigue en cours pour un autre départ de fiction, qu’Hitchcock a expérimenté avec beaucoup d’audace et de génie dans Vertigo et Psycho notamment.
Il existe sans doute beaucoup d’autres occurrences qui signalent Hitchcock à la surface des films de David Lynch. On ne dressera cependant aucune liste, pas plus que l’on n’entreprendra d’inventaire exhaustif et vain. Au contraire, on voudrait s’attacher ici à l’examen de quelques passages ou motifs particuliers, qui montrent comment les images de Lynch sont significativement et profondément travaillées par celles d’Hitchcock, à un niveau qui dépasse de très loin celui de la simple citation.
Au jeu mécanique des références, on préfèrera donc celui des rémanences – plus dynamique et productif, plus apte également à remonter le cours d’un processus créatif. Plus subjectif aussi sans doute.
***
Lorsque David Lynch réalise Blue Velvet en 1986, son quatrième long métrage, il tourne son premier scénario original depuis Eraserhead (1976), qui est également son premier film au cadre spécifiquement américain. Résidant aux Etats-Unis depuis 1939, Alfred Hitchcock signe cinq longs métrages avant de s’atteler à un projet dont l’intrigue s’appuie sur une composante culturelle typique de son pays d’accueil : ce sera L’Ombre d’un doute (Shadow Of A Doubt), tourné en 1943, qui présente de nombreux points communs avec Blue Velvet.
Lieu (en) commun : l’envers de l’endroit, l’image en doublure du monde (Blue Velvet et Shadow Of A Doubt)
Dans l’un et l’autre film, la « small town america » est d’emblée présentée comme une enclave paradisiaque avenante et protectrice, où les pompiers saluent et sourient, où les gardiennes de carrefour font traverser les enfants sages (Blue Velvet), où les policiers affichent une mine réjouie et assurent la sécurité des piétons avec une prévenance qui semble inaltérable (Shadow Of A Doubt) (1) ; les deux films distribuent presque à l’identique une même série de vignettes de la vie communautaire idéale, où les résidences affichent une blancheur immaculée ainsi qu’une pelouse exemplaire [01]. Lumberton, Caroline du Nord (Blue Velvet) et Santa Rosa, Californie (Shadow of A Doubt), toponymes imprimés sur de fiers panneaux indicateurs et publicitaires à l’entrée de la cité radieuse, logent à la même enseigne bien qu’elles soient situées aux deux extrêmes de la carte du pays, en vis-à-vis justement : ce sont deux pures « villes-images », où le bonheur de vivre est obligatoire et constitue la seule religion officielle. Dans Blue Velvet, la ville tombe d’ailleurs littéralement du ciel, à la faveur d’un lent panoramique vertical vers le sol, quand Santa Rosa, dans Shadow Of a Doubt, sort d’abord de la bouche d’Oncle Charlie, au téléphone, lorsqu’il projette de quitter Philadelphie pour se mettre au vert et fuir les deux policiers qui sont sur sa piste : il prononce deux fois le nom de la ville, de façon quasi incantatoire, et Santa Rosa « émerge du néant, nouveau Combray surgi de la tasse de thé proustienne, moins une ville que l’idée d’une ville, montage aussi propre et avenant que le panoramique sur [zone périurbaine de Philadelphie] avait été sinistre et sordide » (2).
La ville-image se présente comme une véritable doublure idéale du monde, donc a priori l’endroit rêvé pour se cacher, ce qu’a bien compris Oncle Charlie le criminel, qui part en villégiature chez les Newton, la famille de sa sœur. Seulement, il n’est pas le seul à fuir, puisque tous, sa nièce homonyme « Charlie » (Teresa Wright) en premier lieu, cherchent à leur façon un moyen de s’évader : le père voue ses loisirs à la lecture de magazines policiers qu’il échange avec son voisin Herb (Hume Cronyn), avec lequel il discute quotidiennement de la meilleure façon de commettre un crime ; Anne, la cadette, passe le plus clair de son temps à dévorer compulsivement les classiques de la littérature d’aventure ; Roger, le benjamin de la famille, s’occupe à compter les pas qui séparent sa maison des commerces alentours ; tandis qu’Emma, la mère, bovaryse silencieusement en se réfugiant dans le souvenir nostalgique de son enfance perdue. Dès que l’on pénètre dans le foyer des Newton, la ville-modèle ne fait pas longtemps écran : exemplaire en apparence, Santa Rosa est une cité somnolente qui secrète son opium naturel et quotidien, où l’ennui règne en maître absolu : « Nous laissons couler la vie et rien ne nous arrive […] on mange, on dort, c’est tout », déclare à sa mère la jeune Charlie, qui appelle de tous ses vœux la venue de son oncle (avec lequel elle entretient d’étranges relations « télépathiques » que le montage thématise dès les premières scènes), pour qu’il se passe enfin quelque chose. Même tableau d’ensemble dans les premières séquences de Blue Velvet, où passés les chromos rutilants de l’imagerie du bien-être résidentiel, Lumberton révèle une léthargie généralisée (3) : Monsieur Beaumont, le père, arrose sa pelouse dans un état quasi hypnotique ; la mère, installée sur le canapé du salon, est rivée à l’écran de télévision ; les rues sont désertes ou peu animées, et le passage silencieux du temps semble vouloir se décliner à l’identique et à l’infini, jusqu’à ce que le drame arrive enfin en ce trop charmant jardin : Monsieur Beaumont s’écroule sur l’herbe fraîchement taillée, victime d’une crise cardiaque – événement soudain qui entraîne le retour de son fils Jeffrey (Kyle MacLachlan), lequel aura tôt fait de sortir du périmètre du quartier endormi pour explorer le cœur noir et vivant du centre ville, l’envers du décor, le lieu de l’intensité et de tous les excès. De Shadow Of A Doubt à Blue Velvet, la problématique est de même nature : il s’agit de revitaliser une image morte et mortifère édifiée en modèle ; pour la jeune Charlie comme pour l’inexpérimenté Jeffrey Beaumont, refuser la clôture de l’image idyllique du bonheur standard équivaut à sortir de l’innocence.
Dans les deux cas, l’itinéraire du protagoniste vise à reconnecter l’univers familial figé avec l’extérieur, avec un « hors champ » ouvert au contingent, donc au danger, à la menace, au mouvement de la vie. Ainsi, les deux films s’emploient à troubler la frontière rassurante entre le convenable et le répréhensible, le vice et la vertu, le désir et la loi, le salut et la perdition ; en termes de représentation et de dramaturgie, il s’agit alors de restaurer ce qui relie la lumière et les ténèbres, la profondeur et la surface, le quartier résidentiel et le centre ville. L’expérience de l’ambivalence est placée au cœur des deux films : Oncle Charlie, le tueur de vieilles dames, et sa nièce ingénue son indéfectiblement liés l’un à l’autre (« Nous sommes pareils », lui déclare-t-elle) malgré tout ce qui les sépare a priori, tout comme Jeffrey Beaumont est irrésistiblement attiré par le violent Frank Booth, malgré le danger qu’il représente (« tu es comme moi », affirme également le psychopathe au jeune et naïf détective). La « révélation » a lieu dans un endroit identique : un bar de nuit « mal fréquenté » du centre ville ; le « Slow Club » dans Blue Velvet, où Jeffrey découvre Dorothy Vallens et Frank Booth, le « ‘Til-Two » dans Shadow of A Doubt [02], où Oncle Charlie emmène sa nièce lorsque cette dernière perce à jour sa part secrète (ses activités criminelles). Pour sa défense, il lui expose alors sa vérité, sa vision du monde : « tu vis ta journée ordinaire puis tu dors avec tes petits rêves stupides […] Tu vis comme une somnambule, en aveugle. Sais-tu que le monde n’est qu’une porcherie ? Derrière la façade des maisons, c’est le fumier ! Le monde est pourri ! Réveille-toi, Charlie ! Apprends ».
Dans les deux films, le réveil et l’apprentissage du protagoniste s’accomplissent donc au contact d’une figure de l’ombre, d’un « mauvais père », lequel est néanmoins le seul vecteur de réanimation d’un milieu totalement exsangue et frappé d’impuissance. On retrouve d’ailleurs plusieurs autres motifs visuels et scénariques communs aux deux films, comme la promenade nocturne sur la plate bande du quartier (Oncle Charlie et Charlie dans Shadow Of A Doubt ; Jeffrey et Sandy dans Blue Velvet), qui précède ou suit la scène dans le bar de nuit. De même, lors de l’arrivée d’Oncle Charlie à Santa Rosa, Hitchcock met en scène un pur effet expressif, où la fumée noire du train obscurcit peu à peu la blancheur du ciel ; dans Blue Velvet, l’idée de la « menace en marche » trouve son expression dans un artifice visuel de même nature : lorsque Jeffrey identifie l’immeuble où vit Frank Booth, Lynch procède à une découpe lumineuse sur la façade du bâtiment, qui projette en ombre chinoise l’activité d’un engin mécanique produisant un jet de fumée (qui évoque la cheminée d’un train) [03].
Enfin, pour terminer, on notera que l’issue des deux films est également identique : pour les habitants de Santa Rosa comme pour ceux de Lumberton, il ne s’est rien passé, ni dans le temps ni dans l’espace ; l’expérience initiatique ne concerne en effet que le personnage central, qui garde secret le fruit de son apprentissage et de sa fréquentation de la face nocturne du monde. L’instrument de la perte de l’innocence rejoint définitivement les profondeurs de la nuit (pour se défendre, Charlie pousse mortellement son oncle à l’extérieur du train en marche ; Jeffrey échappe aux mains de Frank Booth en lui tirant une balle dans la tête), et le dénouement de chaque intrigue offre l’apparence d’un retour à l’ordre virginal du début : Charlie trouve l’amour en la personne de Graham (l’inspecteur traquant son oncle), tout comme Jeffrey et Sandy sont finalement eux aussi réunis. La ville-image, doublure factice du monde, semble alors se refermer sur eux, qui ont pourtant fait l’expérience de son envers vital et de ses marges régénératrices. Pour l’un et l’autre film, l’ambivalence et l’ambiguïté perdurent jusqu’au plan final et l’on ne sait trop s’il faut se réjouir de l’issue atteinte ou au contraire la déplorer.
Plus on regarde Blue Velvet à l’aune de Shadow Of A Doubt, plus on est frappé par tout ce qui les relie. Lynch actualise, creuse et développe brillamment le contenu implicite du film d’Hitchcock, qui articule une donnée socioculturelle nouvelle pour le cinéaste avec un refoulé collectif essentiellement d’ordre sexuel : l’image chromo du quartier résidentiel typique, censé contenter toutes les aspirations humaines, révèle sa nature vampirique et régressive (4) quand la jeune Charlie – mue par le besoin « d’aller voir ailleurs » – prend conscience de l’impuissance de ses parents et de la stérilité du décor qui régit et encadre son existence. Le constat est le même pour le Jeffrey Beaumont de Blue Velvet, où l’épreuve de la perte d’innocence correspond également à la découverte de la sexualité. De même, la pathologie sexuelle de Frank Booth (Dennis Hopper), qui allie régression infantile et pratiques sado-masochistes, peut être envisagée comme une extension de la personnalité clivée d’Oncle Charlie, devenu un autre après un accident de bicyclette dans son enfance (5), qui compense son absence de désir sexuel en assassinant de riches veuves oisives. En outre et en dernière analyse, regarder Blue Velvet à travers le prisme de Shadow Of A Doubt permet sans doute de mieux comprendre pourquoi ce film, parmi toutes ses réalisations, restait l’un de ceux qu’Alfred Hitchcock préférait…
Rear Window, du point de vue de Lars Thorwald : Lost Highway
Lost Highway s’ouvre sur un clair-obscur intense qui, dès le seuil de l’intrigue, libère un souvenir d’image caché, qui s’ignore sans doute comme tel. Que voit-on exactement ? Fred Madison (Bill Pullman) tire une bouffée sur sa cigarette, qui sort alors le cadre de l’obscurité totale, avant que le mécanisme des volets automatiques ne se déclenche pour laisser entrer la lumière du jour. Soit donc un visage d’homme uniquement éclairé par le tison de sa cigarette, puis un lever de rideau, c’est-à-dire deux images « clés » de Rear Window [04].
On se souvient en effet que la séquence-générique du célèbre film d’Hitchcock se déroule sur un plan où l’on assiste à la montée « ex machina » des stores de l’appartement de L. B. Jeffries (James Stewart), qui donne sur la façade de l’immeuble d’en face, dont les différentes fenêtres vont servir de matière à fiction au personnage et au film. Photographe-reporter immobilisé chez lui par une jambe dans le plâtre, Jeffries tue son ennui en « zappant » d’une fenêtre à l’autre au gré des activités des voisins, jusqu’à ce qu’il débusque le sensationnel tapi dans ces micro-scénarios du quotidien : le meurtre d’une femme perpétré par son époux, Lars Thorwald (Raymond Burr), surpris et surveillé par Jeffries au téléobjectif. Lorsqu’il s’agit ensuite pour le protagoniste de convaincre sa soupirante, Lisa (Grace Kelly), de ce qu’il a vu – puis de se convaincre lui-même quand son ami le détective Doyle met a mal ses convictions –, on assiste au retour d’un plan identique, qui se charge de désigner l’assassin à chaque fois que l’intrigue rebondit : celui où l’on voit Thorwald fumant dans le noir, le visage éclairé par la lueur de sa cigarette – position dans laquelle Lynch place également son protagoniste dès l’amorce de la première scène de Lost Highway.
Faut-il accorder quelque importance à cette image rémanente, qui n’est littéralement qu’une faible lumière dans la nuit ? La suite du métrage nous invite à le croire, car les époux Madison sont eux aussi observés par un voyeur anonyme (d’abord depuis l’extérieur de leur maison et ensuite depuis l’intérieur de leur propre chambre à coucher), beaucoup plus pervers que le personnage d’Hitchcock cependant, puisqu’il pousse le vice jusqu'à leur faire parvenir par la poste les images qu’il filme à leur insu. Si l’on considère notamment le contenu ainsi que le statut de ces cassettes vidéo tournées clandestinement, alors le premier segment de Lost Highway apparaît bel et bien comme le possible contrechamp de Rear Window, raconté cette fois-ci du point de vue de l’assassin, « du point de vue de Lars Thorwald » en quelque sorte. En effet, on voit (ou on entrevoit) dans le film de Lynch tout ce qu’Hitchcock ne pouvait pas montrer, c’est-à-dire essentiellement le sexe et le crime. Dans Rear Window, le meurtre de la femme de Thorwald s’effectue dans le hors-champ et n’est jamais vu pas Jeffries : il lui suffit d’un couteau et d’une scie emballés dans du papier journal, puis d’une malle aussi solidement ficelée que nuitamment expédiée par le voisin pour qu’il en conclue – et le spectateur avec lui – au plus horrible des crimes. Dans Lost Highway, la dernière cassette vidéo reçue par les Madison actualise en une image-flash, quasi subliminale, l’horreur criminelle imaginée par Jeffries : on y voit en effet Fred Madison dans la chambre conjugale, parmi les morceaux épars du cadavre démembré de son épouse [05].
Si l’on suit la rêverie « lynchcockienne » à laquelle invite la matière visuelle de Lost Highway, « L’homme Mystère » (dont on sait plus tard qu’il est l’auteur des cassettes anonymes) apparaît alors comme un avatar spectral du voyeur de Rear Window, qui aurait troqué appareil photo et téléobjectif contre une caméra de vidéosurveillance. Personnage au statut incertain et au visage crayeux, figuration probable du surmoi de l’assassin, de l’instance judiciaire du psychisme, « L’Homme Mystère » assure un rôle dramatique de même nature que celui de Jeffries, dans la mesure où son action permet notamment la révélation d’un acte criminel (il met Fred Madison face à l’horreur du crime qu’il a lui-même commis puis refoulé).
La rencontre physique avec « L’homme Mystère » lors de la fête organisée par Andy, sera le prélude à la fuite fantasmatique de Fred dans le second segment du film, où il se « réfugie » dans un ailleurs intérieur sous les traits du jeune Pete Dayton, lequel se retrouve bientôt la victime de la perversité dont Fred soupçonnait son épouse, qui réapparaît ici en vamp blonde, sous le nom d’Alice Wakefield. Au cœur de ce qui apparaît comme une fiction paranoïaque et délirante, Fred/Pete « trouve » donc les preuves (par l’image notamment) de la dépravation et de la frénésie sexuelle supposées de Renee/Alice. D’un segment à l’autre de Lost Highway – tout comme le regard de Jeffries, dans Rear Window, passe d’une fenêtre à une autre en autant de fictions différentes, mais toutes aptes à transcrire l’inconscient du voyeur –, le protagoniste masculin opère quelques arrangements significatifs avec la réalité des faits et de son propre comportement : là où Fred Madison peine à contenter physiquement son épouse, Pete Dayton est un véritable marathonien de la bagatelle. On retrouve ainsi, mise en images, la problématique implicite de Rear Window, où Jeffries sublime son impuissance physique par une activité fantasmatique déraisonnée (son voyeurisme compulsif), à laquelle la façade de l’immeuble d’en face sert d’écran autant que de support. Alors qu’il montre bien peu d’empressement à l’égard de Lisa dont les intentions sont pourtant très affirmées, Jeffries se repaît des nombreuses activités mondaines de la galante Miss Torso, puis s’amuse des stores constamment baissés de l’appartement des jeunes mariés, et ironise sur leur « boulimie sexuelle » qu’il met volontiers sur le compte de la seule jeune épouse (mais, bien sûr, comme pour le meurtre, on ne voit jamais rien de ce qui se passe effectivement à l’intérieur de l’appartement).
De même, Fred Madison (Lost Highway) accède d’une certaine façon au désir inconscient de Jeffries (Rear Window), qui est de se débarrasser de son encombrante future épouse Lisa, qui trouble son confort régressif. En effet, comme l’écrit Francis Montcoffe dans sa passionnante étude du film d’Hitchcock, « tout se passe comme si Jeffries avait délégué une image de l’homme (Thorwald) pour éliminer sa femme, qui existe avant tout comme « paroles », donc comme son insupportable (voir ce qu’il dit des « nagging wives » et ses « Shut up ! » à Lisa). Coupable, Jeffries l’est donc dans la mesure où Thorwald accomplit ce que lui souhaite inconsciemment, sans se l’avouer et sans être capable de le réaliser » (6). Chez Hitchcock, cinéaste catholique, le protagoniste est coupable en pensée et innocent en réalité, tandis que chez Lynch, c’est exactement le contraire, le contrechamp : le protagoniste est coupable en réalité et innocent en pensée. Si, comme Jeffries, le personnage de Lost Highway « délègue une image de l’homme » (Pete Dayton), c’est en revanche ici pour retrouver celle de sa défunte épouse et se perdre à nouveau, dans un fantasme d’innocence reconquise cette fois-ci.
Dès la première scène chez les Madison, la tension et le soupçon qui règnent au sein du couple sont immédiatement palpables, et s’appuient notamment sur plusieurs micro-situations dont les tenants et les aboutissants échappent au spectateur. Or, si l’on suit jusqu’au bout notre hypothèse de « l’inconscient hitchcockien » de Lost Highway – programmé dès l’ouverture de la scène liminaire par l’image rémanente du fumeur dans l’obscurité –, ces pointes d’étrangeté localisées, qui restent sans suite sur le plan de l’intrigue, entretiennent à leur tour un surprenant commerce avec Rear Window, en une sorte de dialogue elliptique et lointain, prononcé à demi-mots, mais dont l’écho ne cesse de se prolonger.
La scène de la réception de la deuxième cassette vidéo est à ce titre particulièrement significative. Lorsqu’elle sort prendre le journal et qu’elle y découvre la grande enveloppe jaune contenant la cassette, Renee Madison lève la tête et regarde vers la droite, par deux fois, sans doute pour vérifier que personne ne l’observe d’en face, à moins qu’elle n’essaie de localiser le chien qui n’arrête pas d’aboyer (ses regards insistants coïncident en effet avec les manifestations sonores de l’animal). Quand elle dépose le courrier dans le salon, Fred lui fait remarquer qu’elle s’est levée tôt. « Un chien m’a réveillée », lui répond-t-elle avant de quitter la pièce. Fred marque un temps d’arrêt, fixe son attention sur les aboiements (que l’on entend) et s’interroge à haute voix : « Mais à qui appartient-il ce chien ? », sans que l’on sache toutefois si sa réaction traduit l’agacement ou bien l’inquiétude. L’épisode de ce chien « acousmatique » (que l’on entend dans toute la scène sans jamais le voir) intervient au moment où la menace se précise (la deuxième cassette qu’ils reçoivent contient des images tournées à l’intérieur de leur chambre à coucher), et rappelle, sur un mode fantomatique, le dernier grand tournant dramatique de Rear Window, où la mort du petit chien des voisins réaffirme la conviction de Jeffries et de Lisa, alors mise à mal par les conclusions de l’enquête de Doyle [06]. La dépouille de l’animal retrouvée près du parterre de fleurs, réveille et émeut en effet tout le pâté de maison, à l’exception d’un seul de ses occupants : Lars Thorwald, dont la culpabilité ne fait alors plus l’ombre d’un doute. Curieusement, donc, Lost Highway choisit également d’en passer par une « péripétie canine » pour conduire l’intrigue vers le face-à-face avec l’assassin (7).
Une autre scène, de nature identique, peut également être envisagée comme un possible symptôme de l’emprise inconsciente de Rear Window sur Lost Highway : celle de « l’excuse de Renee », qui intervient au début du film. Alors que Fred s’apprête à partir jouer du saxophone au club « Luna Lounge », Renee lui annonce qu’elle n’a pas envie de l’accompagner ce soir-là et qu’elle préfère rester à la maison « pour lire » – une activité qui ne manque pas de surprendre Fred : « Lire quoi, Renee ? ». Ne sachant comment répondre, elle fait diversion par le rire, suivie par son époux (« Content de voir que je te fais encore rire »). Apparemment, si l’on en croit l’étonnement et la dérision que suscite cette envie soudaine, la lecture ne compte guère parmi les occupations habituelles de Renee, dont l’apparence très « femme fatale » s’accorde a priori assez mal aux activités de l’esprit et aux loisirs culturels. La lecture comme prétexte et indice de duplicité n’est pas sans convoquer, là encore, le souvenir du dernier plan de Rear Window [07]. Consécutivement à l’affrontement avec Thorwald, Jeffries a désormais les deux jambes dans le plâtre. Tandis qu’il dort dans son fauteuil roulant, Lisa est à son chevet, plongée dans la lecture d’un épais volume intitulé « Beyond The High Himalayas », qui dénote avec ce que l’on sait de ses habitudes et de ses goûts (la mode et les soirées mondaines). Ceci ajouté à sa nouvelle tenue vestimentaire, anormalement simple et fonctionnelle là où d’ordinaire elle affecte une savante sophistication, on est d’abord amené à croire que Lisa a finalement fait le choix de se conformer aux désirs de Jeffries, le photographe baroudeur, et ainsi de faire tomber les dernières réticences de celui qu’elle convoite. Seulement, après un coup d’œil tactique destiné à s’assurer que Jeffries est bien endormi, elle laisse tomber son épais et sérieux livre pour se plonger dans son magazine de mode préféré, le « Harper’s Bazaar », et affiche alors un sourire de contentement et de jubilation. Si, contrairement à Renee Madison, la blonde et mondaine Lisa n’a rien d’une femme fatale, on se souvient néanmoins que sa première apparition à l’écran s’effectuait sous la forme d’une ombre menaçante recouvrant lentement le visage de Jeffries. Et si l’on s’amuse d’une manœuvre stratégique qui use d’un même prétexte saugrenu (la lecture), la détente apparente couve une tension sous-jacente qui alimente (Lost Highway) ou relance (Rear Window) un malaise conjugal et sexuel commun aux deux films.
Rémanences perceptives : le faux coupable de Lost Highway
Dans le cinéma de David Lynch, les données plastiques et sonores priment souvent sur le scénario, qui s’en alimente plus qu’il ne les conditionne. En conséquence, le spectateur se retrouve pénétré par la matière filmique autant ou même davantage qu’il n’entre dans la fiction. Cette posture spectatorielle particulière favorise nettement, on l’a dit, une propension à la rêverie qui se développe à mesure que disparaît dans l’oubli le contenu anecdotique du film. L’intrigue s’envole tandis que certaines images reviennent, réveillant et réactivant parfois quelques perceptions anciennes et d’abord jugées étrangères, exogènes. On s’attachera donc ici à l’analyse d’une occurrence de « rémanence perceptive », c’est-à-dire d’une pure relation d’images « lynchcockienne », quasiment indépendante de tout rapport analogique direct en termes de contenu ou de discours.
Le passage du premier au second segment de Lost Highway donne lieu à un événement visuel et narratif qui compte parmi les plus marquants et les plus troublants du film. Mis sous les verrous et condamné à la peine capitale pour le meurtre de son épouse, Fred Madison est alors torturé par de violentes migraines puis victime de différentes hallucinations qui s’actualisent à l’écran : en lieu et place de la porte de sa cellule, il voit un bungalow en flammes qui se consume « à l’envers », dont sort l’Homme Mystère ; en accéléré, les phares d’une voiture percent la nuit ; l’automobile s’arrête sur le bas-côté où se tient un jeune homme (Pete Dayton) ; en surimpression, une jeune femme (Sheila) supplie Pete de ne pas partir ; dans sa cellule, Fred est agité de fortes convulsions cérébrales. Effets de flou, lumière stroboscopique et tonnerre électrique, figures organiques et lumineuses en très gros plans, viennent clore cette séquence dont le maximalisme audiovisuel débouche sur un véritable prodige scénarique : en inspectant les détenus, le gardien de prison découvre, stupéfait, que la cellule de Fred Madison est alors occupée par un autre individu, Pete Dayton, un jeune homme de dix neuf ans.
Traumatisante pour le personnage comme pour le spectateur, cette substitution métamorphique combinant de multiples effets d’images, met en marche ce que l’on pourrait appeler une « mémoire de forme ». Durablement déroutant, l’événement plastique et figural majeur de Lost Highway motive peu à peu, graduellement, le retour d’un agencement visuel qui convoque une nouvelle fois le cinéma d’Hitchcock. Ce sont deux passages distincts (mais d’abord amalgamés) de The Wrong Man (1956) qui affleurent alors à la mémoire en s’y imprimant simultanément : la scène où Manny Balestrero (Henry Fonda) est mis en garde à vue [09] lorsqu’il est formellement identifié comme l’auteur du braquage de la compagnie d’assurance dans laquelle il est venu emprunter sur la police de son épouse (afin de pouvoir payer les soins dentaires de cette dernière), et la scène du « miracle », qui va permettre l’arrestation du véritable coupable et d’innocenter Balestrero. Dans ces deux scènes, Hitchcock témoigne une fois de plus de sa grande inventivité formelle. La scène de la mise en garde à vue, par exemple, trouve son acmé dans un mouvement de caméra sophistiqué qui vise à exprimer visuellement le vertige dont Manny Balestrero est alors la victime, dépossédé de lui-même par les rouages inexorables de la machine judiciaire en marche. Alors que tout semble l’accuser (le passage devant témoins, l’analyse graphologique), Balestrero se retrouve seul entre les quatre murs de sa cellule, ne sachant trop ce qui lui arrive ni pourquoi tout cela lui arrive à lui, musicien tranquille et honnête père de famille de la communauté catholique de Jackson Heights. La caméra d’Hitchcock le saisit alors de face en plan rapproché poitrine, littéralement « le dos au mur », puis amorce ensuite un mouvement circulaire face au personnage, de gauche à droite et de bas en haut, qui va crescendo et s’achève par un fondu au noir [09]. Visuellement donc, le sol semble s’effondrer sous les pieds de Balestrero ; et l’abattement, l’incompréhension face aux coups répétés du sort, l’impression de vertige, de dessaisissement de soi, accèdent à la surface de l’écran, qui se fait alors miroir de la tourmente intérieure. L’accélération du mouvement circulaire « flottant » qui mène la scène à son paroxysme dramatique, visuel et sonore (la musique est synchrone avec la célérité croissante de la caméra), n’est pas sans rappeler l’état convulsif de Fred Madison (Lost Highway), qui l’amène à se secouer frénétiquement la tête, jusqu’au flou et à la perte de soi extériorisée par un savant montage audiovisuel. Effet de rémanence de plus en plus net et probant si on le met en relation avec la scène du « miracle » de The Wrong Man, qui orchestre, elle-aussi, une métamorphose à vue.
Alors que le déroulement de son procès tend à l’accabler davantage et tandis que son épouse sombre dans une dépression à tendance paranoïaque, il ne reste plus à Manny Balestrero que sa foi catholique pour puiser en lui la force d’y croire encore et le courage de se battre afin de prouver son innocence. Dans sa chambre, son regard s’arrête sur une effigie du Christ accrochée au mur, et Manny se met à prier silencieusement tout en terminant de s’habiller. Moment du film particulièrement marquant, Hitchcock répond alors à la prière de son personnage par un véritable « miracle » cinématographique : en effet, un long fondu enchaîné sur le visage de Manny commence, qui voit la surimpression d’un plan de rue nocturne ou s’avance un homme qui marche vers l’avant-plan jusqu’à ce que son visage à lui se superpose totalement avec celui de Manny en train de prier [10]. Si la ressemblance entre les deux hommes est loin d’être frappante, Hitchcock justifie visuellement, par l’intermédiaire de cette « métamorphose en fondu enchaîné », le fait que les témoins à charge aient pu les confondre en toute bonne foi.
Si on le détache de son contexte dramatique (ce que fait précisément la mémoire lorsqu’elle libère progressivement un semblable souvenir d’images) et qu’on l’associe à la scène de la mise en garde à vue, ce passage du « faux » au « vrai » coupable via un pur effet de cinéma – une transformation à vue –, identifie une matrice visuelle potentielle pour la fameuse séquence de Lost Highway où Fred Madison se « transforme » en Pete Dayton (scène qui accomplit la trajectoire symétrique et inverse à celle du film d’Hitchcock : du « vrai » au « faux » coupable). Ainsi, l’événement filmique le plus perturbant de Lost Highway prendrait sa source dans un souvenir inconscient d’une pure matière d’images hitchcockienne, formellement maximalisée et réinvestie ici sur le plan narratif et scénarique. Ce qui, loin d’en épuiser les sortilèges, décuple au contraire son pouvoir de fascination et son inspiration profonde, à tous les sens du terme.
Ce phénomène mnésique que l’on a appelé « mémoire de forme » fut pour nous au départ le fruit d’une réminiscence naturelle et « sauvage », qui surprend donc le spectateur davantage que ce dernier ne l’enclenche délibérément. Loin de se constituer dans l’immédiat, l’effet de reconnaissance à proprement parler fut au contraire longuement différé, et s’origine ainsi dans ce qui ressemble à une intuition au travail, laquelle appelle ensuite le re-visionnement du film-cible et du film-source pour être fermement établie. Revoir Lost Highway et The Wrong Man nous a effectivement permis de préciser le tropisme d’abord entrevu, mais le plus étonnant dans cette relecture reste qu’elle a fait apparaître d’autres rapports analogiques, beaucoup plus directs et évidents ceux-là, relevant non plus du domaine formel ou plastique mais du seul rapport de contenu et de situation. Comme si, donc, les purs événements filmiques avaient été seuls stockés dans les régions accessibles de la mémoire, tandis que le contenu anecdotique était lui passé quasi intégralement dans l’oubli. Ainsi, mis face au déroulement de l’un et l’autre film, on pointe immédiatement ceci : la première scène de The Wrong Man montre Manny Balestrero au Stork Club en train de jouer de la contrebasse dans un combo jazzy, avant de rentrer chez lui au petit matin pour y retrouver son épouse qui se réveille pour l’accueillir [11]. L’une des premières scènes de Lost Highway offre le même programme situationnel et narratif, à une seule différence près : Fred Madison joue du saxophone au Club de jazz « Luna Lounge » puis rentre chez lui et y retrouve sa femme, qui ne l’attend pas mais semble au contraire dormir à poings fermés. Et, dans Lost Highway, la belle endormie invite et prélude au réveil (dût-il être de nature paranoïaque) de celui qui la regarde, personnage et spectateur confondus, tandis que l’épouse de Balestrero est, elle, promise à un long sommeil tourmenté : celui de la raison.
Mettre à jour « l’inconscient de l’œuvre » comme on a tenté de le faire ici en examinant quelques fragments jugés caractéristiques, c’est bien souvent débusquer l’inconscient à l’œuvre – celui du spectateur n’étant pas donnée négligeable ni à négliger. D’Hitchcock à Lynch, il y a donc beaucoup plus que le simple geste post-moderne qui consisterait à citer un maître indépassable en masquant sciemment les guillemets. Il existe au contraire une véritable filiation de nature entre les deux cinéastes, une recherche cinématographique commune, patiemment élaborée par l’un et continuée par l’autre sous des latitudes stylistiques forcément différentes : celle qui vise à trouver une forme visuelle, sonore et narrative à un état psychologique particulier, souvent « limite » ou pathologique. Autrement dit, un geste créatif qui s’emploie à ce que l’image et la fiction cinématographiques, par leurs moyens propres, permettent le dépli dynamique des émotions et des différentes manifestations de l’intériorité. A cet endroit, David Lynch est sans aucun doute aujourd’hui le plus grand créateur de forme depuis Alfred Hitchcock. Son cinéma ne pouvait donc qu’être résolument « lynchcockien »…
(1) Le scénario de Shadow Of A Doubt a été co-écrit par le fameux romancier et dramaturge Thornton Wilder, dont la pièce la plus célèbre, Notre Ville (Our Town, 1938), repose déjà sur l’immersion du spectateur dans le quotidien commun et continu d’une petite ville du New Hampshire, Grover’s Corners, dont la banalité et le caractère typique lui confèrent une valeur allégorique.
(2) Ronnie Scheib, « L’oncle de Charlie », in Revoir Hollywood, Noël Burch (coord.), coll. « Fac Cinéma », Nathan Université, Paris, 1993, page 100.
(3) Pour de amples développements sur Blue Velvet, nous renvoyons à notre ouvrage consacré au film, paru aux éditions du Céfal (Liège) en 2002.
(4) A la question de Graham, inspecteur de police se présentant alors comme un employé des services statistiques chargé d’enquêter sur « la famille américaine moyenne », Emma Newton, la mère, répond de manière symptomatique que la maison les possède eux davantage qu’ils ne la possède.
(5) L’épisode de l’accident de vélo est raconté par Emma lorsqu’elle demande à Charlie de montrer à son oncle la photo qu’elle possède et qui le représente lui, à l’époque de son enfance : « Il a eu une fracture du crane et on l’a soigné très longtemps. Une fois guéri, plus moyen de le tenir. Ce repos avait été trop long. Il fallait qu’il explose. Après cela, il ne lisait plus tellement. Cette photo date du jour même de son accident. Quand l’épreuve est arrivée, Maman a pleuré. Elle craignait qu’il ne redevienne jamais le même ». Cette anecdote familiale concernant la « transformation », le « réveil » de Charlie est intéressante dans la mesure où elle se rapporte à une image, à une photographie qui correspond à l’époque du « paradis perdu » pour Emma. Oncle Charlie précise d’ailleurs que c’est la seule image qui existe de lui ; depuis, il se refuse catégoriquement à être pris en photo, surtout par ceux qui se présentent comme des envoyés d’un institut de sondage, craignant sans doute qu’une image de l’image dans laquelle il se cache (Santa Rosa) le révèle immédiatement comme figure exogène, corps étranger au tableau.
(6) Francis Montcoffe, Fenêtre sur cour, coll. « Synopsis », n°6, éditions Nathan, Paris, 1990, page 100.
(7) On remarquera également que, dans les deux films, le face-à-face avec l’assassin intègre l’usage d’un appareil audiovisuel : dans Rear Window, Jeffries repousse Thorwald en déclenchant le flash de son appareil photo, tandis que dans Lost Highway, Fred Madison se retrouve confronté à lui-même par bande vidéo interposée, laquelle libère un flash mnésique qui le met face à l’horreur de son crime.
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