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Notre collaborateur et coordinateur Roland CARRÉE publie un livre consacré aux films tournés à Casablanca, co-écrit avec Rabéa RIDAOUI, également collaboratrice à la revue ÉCLIPSES. Dès les premiers films de l’époque coloniale,...
Lire la suite26.02.24
Info parution : « Les cinéastes du Diable », par Yann Calvet
Si au cours du 19ème et du 20ème siècles, l’image terrorisante du diable, conservée dans le champ religieux et moral, a perdu de sa puissance dans l’imagination littéraire et dans les illusions de la fantasmagorie, le cinéma va produire de...
Lire la suite25.09.23
Éclipses N° 72 : Clint EASTWOOD, l'épreuve du temps
Consacré à Clint EASTWOOD, le volume 72 de la revue ÉCLIPSES est actuellement en cours d'impression. Il sera très prochainement disponible sur ce site (en version imprimée et aussi en PDF) ainsi que dans votre librairie préférée.
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The Social Network
(David Fincher, 2010)
On pensait avant la sortie de The Social Network que Facebook ferait un bien insipide sujet de film. Comment un réseau social nous dévoilant les citations préférées de nos ex-camarades de classe ou les beuveries honteuses de nos collègues de bureau pourrait donner matière à un scénario ? C’était sans compter sur le talent de David Fincher qui transforme sans ostentation ce phénomène de société en objet de réflexion… sur le cinéma. Car cette pertinente observation de la société contemporaine et son utopie de la communication sous-tend le renouveau d’un certain classicisme américain autour de l’impeccable utilisation d’une grande figure classique, le champ-contrechamp.
The Social Network est sans conteste l’un des films les plus forts de l’année 2010, et le meilleur de Fincher, qui depuis Zodiac affine sa mise en scène vers une élégante sobriété, que supportent des scénarios où les destins individuels croisent la grande Histoire. La trajectoire de Fincher est en cela comparable à celle de Paul Thomas Anderson, qui emprunte lui aussi un virage important, le menant de tout ce qu’il y a de post dans le cinéma américain contemporain (Magnolia ou Punch-Drunk Love) à la grande fresque qu’est There Will Be Blood, où la vie de Daniel Plainview coïncide avec les prémices du capitalisme.
Petits personnages pour grands destins
Depuis Zodiac, les films de Fincher partent ainsi de petits personnages qui dessinent les fresques de grands destins, accompagnant dix ans durant le jeune et timide Robert Greysmith, dessinateur de presse, sur la voie du Jack l’éventreur des années 60 à San Francisco, l’incroyable destin de Benjamin Button de la Nouvelle-Orléans de 1918 à nos jours, et, avec ce dernier long métrage, celui de Mark Zuckerberg, nouveau visage du capitalisme. The Social Network est pétri de cette force du cinéma américain qui est de savoir traiter de l’Histoire en train de se faire et de toujours renouveler pour elle ses plus grandes formes.
Ici, c’est donc l’aventure d’un jeune geek surdoué qui devient d’une part un authentique personnage de cinéma, et, surtout, le héros d’une véritable tragédie grecque. Un peu comme si Kevin Smith tournait une adaptation d’Œdipe roi avec Katherine Heigl et Jim Parsons, l’interprète du surdoué – mais totalement inadapté socialement – Sheldon dans The Big Band Theory. Car depuis quelques années, le geek, cet être au physique ingrat et à la vie sociale au point mort, toujours cloitré derrière son écran, donc a priori très peu cinégénique, est en train de gagner petit et grand écran, entre sitcoms US et comédies loufoques à la Judd Apatow.
Le personnage de Mark Zuckerberg est un génie peu séduisant et arrogant, entraîné du côté obscur de la force d’un capitalisme html par le séducteur Justin Timberlake qui incarne le créateur de Napster, transformé ici en nerd successful à lunettes et bouclettes rousses, qui serait un peu le fils de Will Ferell, rescapé de la sphère d’Apatow, et de Patrick Bateman, fruit des années 80, de son cynisme et de sa culture du fric. Mais à l’encontre d’un Steve Carell, 40 ans, toujours puceau, le personnage incarné par Jesse Eisenberg – excellent d’hermétisme orgueilleux – qui, au fond, n’aspire qu’à coucher avec une fille, ne devient pas sous la caméra de Fincher un pantin bouffon mais un véritable personnage tragique prit dans la fatalité d’un destin qui entremêle sexe, amitié, pouvoir et trahison.
Face to Face
Le fondement cathartique de la tragédie repose sur la terreur et la pitié qu’elle instaure, nous dit Aristote depuis sa Poétique. La terreur, c’est le miroir glauque que nous tend le film sur ce Facebook qui est parvenu à étendre sa toile jusqu’à nous, spectateurs. La pitié, c’est Mark, ce jeune garçon qui est prêt à tout perdre pour être le président de son club, et surtout qui y parvient dès ses vingt ans, triste roi solitaire sur sa montagne d’argent. Fincher et son scénariste Aaron Sorkin retournent la success story en histoire de l’échec. Summum du tragique, la dernière scène le voit taper sans cesse sur la touche F5, attendant une vaine amitié virtuelle. The Social Network, c’est la terrible et pitoyable histoire d’un ado qui voulait juste coucher avec une fille, mais qui n’a réussi qu’à devenir milliardaire.
Très geekienne, la seconde séquence nous entraine dans l’étrange univers du hacking raconté – mais pas expliqué – en voix-off par l’incroyable débit de Mark sur des plans tout aussi agités, de la main qui clique sur la souris en gros plan, nouvelle image d’une tension dramatique, au défilé de codes mystérieux sur des écrans d’ordinateurs. Tandis que Mark blogue sur son ex et créé Facemash, un site où pourront être comparées les filles d’Harvard, étalant des données privées sur la toile – il récupère illégalement des photos d’étudiantes –, le cinéaste monte en parallèle une fête d’entrée dans le très select Phoenix Club, l’un de ces clubs dans lequel il aimerait tant être accepté. Débordement du privé sur le public et tri sélectif, tout est déjà dit de Facebook, ou presque, dans cette séquence dont l’énergie rappelle un autre club, le Fight Club, d’autant plus que les sombres sons électro de Trent Reznor ne sont pas sans rappeler le soundtrack des Dust Brothers.
La force de Fincher est de composer une œuvre cohérente tout en sachant toujours coller parfaitement à son sujet. Ainsi, si les effets visuels postmodernes restituaient parfaitement la folie insomniaque du protagoniste de Fight Club, c’est l’utilisation du champ-contrechamp qui fait toute la pertinence de The Social Network et témoigne de la solitude de son héros, grand sujet fincherien. Et seuls les grands cinéastes savent maitriser cette sobre figure classique sans sombrer dans la facilité d’une mise en scène paresseuse qui confondrait leur long-métrage avec un banal téléfilm.
Dans un pub bruyant d’harvardiens en quête de bières et de sexe, le premier plan du film cadre ensemble Mark et Erica, de profil, assis l’un en face de l’autre autour d’une table. Le reste de la scène est filmé en champ-contrechamp. Mark parle vite, d’un incroyable débit quasi robotique, et surtout de lui, de son obsession à entrer dans un Final club, se vantant de lui faire pénétrer un monde auquel elle n’aurait pas accès sans lui. Au fond il n’a pas tort dans son arrogance, sauf que le club s’appellera Facebook, qu’il l’aura créé lui-même et que ce sera… le plus gros du monde. On rit donc avec lui derrière l’agacement que génère son attitude. Outrée par tant d’insolence satisfaite, Erica part en le traitant de « connard » – « you’re an asshole ». Alors, Fincher revient à ce premier plan où Mark fait désormais face à une chaise vide, puis sur son visage qui, sans son contrechamp, quitte le plan. De ce face-à-face, ce face to face, naîtra Facebook, qui déploiera sur le net des multitudes de faces, de contrechamps. Mais quel raccord maintenir entre eux et soi ? Par le langage cinématographique, Fincher questionne ce qui sous-tend le réseau social : quelle valeur peut conserver une relation dans un univers où l’amitié est quémandée, acceptée, donnée à n’importe qui ? Quel est lien avec autrui ?
Un cinéaste de la boucle
Fincher est un cinéaste de la boucle. Dans son œuvre circulaire, les personnages tournent en rond, et reviennent au point de départ, à la naissance pour Button, à la règle du jeu dans The Game. The Social Network n’est pas exempt de ce principe du ressassement. La dernière scène confronte à nouveau Mark à une séduisante jeune femme, membre de la bande d’avocats, dans le grand bureau froid du procès. A nouveau, on retrouve une série de champs-contrechamps entre elle et lui autour de la table, qui ne supporte plus les pintes qui mèneront à l’ivresse et les mains qui entrelaceront leurs doigts, mais simplement un ordinateur. L’essentiel du film réduit tragiquement les relations de Mark à des champs-contrechamps autour d’une table où l’on discute dédommagements, qui deviennent la figure d’un combat entre ex-amis, Mark et Eduardo le co-fondateur de Facebook, et amis potentiels, Mark et les jumeaux Winklevoss, initiateurs du projet. Jumeaux qui, au contraire, forment une équipe solidaire puisqu’ils font de l’aviron, lequel rend le champ-contrechamp impossible et oblige à les filmer ensemble.
La jeune avocate abandonne finalement Mark en lui disant qu’il n’est pas vraiment un « connard », mais essaie juste de paraître tel, réminiscence de la première scène qui ouvre une brèche dans laquelle Mark se faufile, une fois resté seul avec son portable, en demandant Erica en amie, pris à son propre jeu, coincé dans le filet du réseau qu’il a lui-même tissé. Entre champs sur son visage et contrechamps sur le wall d’Erica, entre un homme qui joue à être un sale type sous son masque d’arrogance infaillible, et un avatar, c’est toute la puissance tragique qui explose sobrement. A la différence du raccord regard qui institue un écart entre un sujet regardant et un objet regardé, le champ-contrechamp met les deux à égalité. Ce qu’il reste donc là, c’est la mise à égalité entre un homme et... un mur. Qui dénonce au passage un certain devenir avatar de nos personnalités résumables sous des images-fétiches censées nous vendre toujours à notre avantage – beau, fun, érudit, bien entouré.
Petit à petit, le cadre se resserre sur Mark tandis qu’il rafraichit la page, jusqu’à s’achever sur un plan proche de son visage où l’on ne saurait lire une quelconque émotion – tristesse ? solitude ? fierté (il vient de croiser les bras dans son costume qui fait oublier le sweat à capuche de l’étudiant du début) ? curiosité (va-t-elle répondre à sa requête ?) outrecuidance (elle va forcément répondre à sa requête) ? Sur cette dernière image s’inscrit le carton « Mark Zukerberg est le plus jeune milliardaire du monde », sur la gauche du cadre, exactement entre lui et l’objet de son regard : son seul horizon, l’argent, a évincé toute amitié hors-champ car ce qu’il en reste, cet avatar muet, est évacué par le resserrement du cadre. Il n’y a plus aucun contrechamp possible, il n’y a plus qu’un champ solitaire, ce Mark riche mais plein de questions sans réponses comme les paroles du Baby, you’re a rich man qui commence à se faire entendre avant que les Beatles n’entonnent le refrain sur le générique de fin : « Baby you’re a rich man too / You keep all your money in a big brown bag inside a zoo / What a thing to do ». Mark a rejoint le triste zoo du capitalisme dans sa cage de verre qu’est ce dernier décor, version 2.0 de l’amoureux éconduit.
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