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20.12.24
Info Parution : "CINÉCASABLANCA, la Ville Blanche en 100 films", par Roland CARRÉE et Rabéa RIDAOUI
Notre collaborateur et coordinateur Roland CARRÉE publie un livre consacré aux films tournés à Casablanca, co-écrit avec Rabéa RIDAOUI, également collaboratrice à la revue ÉCLIPSES. Dès les premiers films de l’époque coloniale,...
Lire la suite26.02.24
Info parution : « Les cinéastes du Diable », par Yann Calvet
Si au cours du 19ème et du 20ème siècles, l’image terrorisante du diable, conservée dans le champ religieux et moral, a perdu de sa puissance dans l’imagination littéraire et dans les illusions de la fantasmagorie, le cinéma va produire de...
Lire la suite25.09.23
Éclipses N° 72 : Clint EASTWOOD, l'épreuve du temps
Consacré à Clint EASTWOOD, le volume 72 de la revue ÉCLIPSES est actuellement en cours d'impression. Il sera très prochainement disponible sur ce site (en version imprimée et aussi en PDF) ainsi que dans votre librairie préférée.
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09.12.24
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Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu
(Woody Allen, 2010)
Woody Allen, après une quarantaine d'années de carrière et autant de films, parvient encore à nous surprendre. Cette capacité est d'autant plus étonnante que le New-Yorkais, de film en film, use peu ou prou des mêmes ingrédients (les thématiques de l'usure du couple et de la culpabilité, la virtuosité parfois un peu empruntée de dialogues aussi amusants que cinglants...) à l'intérieur d'une mise en scène de plus en plus subtilement invisible (de ce point de vue, les inventions un brin tape-à-l’œil de Harry dans tous ses états semblent très loin). Allen nous surprend aussi par son aptitude à sortir, et ceci au moment où on s'y attend le moins, d'une stagnation artistique dans laquelle il semblait pourtant se complaire. Il nous avait fait le coup en 2005 avec Match Point, peut-être le chef-d’œuvre d'un Allen dont nous n'attendions alors plus rien au vu de la guirlande de films essoufflés qui précédaient directement cette renaissance ; il nous le refait en 2010 avec Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu (You will meet a tall dark stranger), succédant à des films au mieux sympathiquement anecdotiques (Whatever works, 2009), au pire calamiteux (Vicky Cristina Barcelona, 2008). Derrière ses airs de déjà-vu allenien et ses allures mineures, Vous allez rencontrer... semble en effet être l'une des oeuvres les plus profondes et poignantes du cinéaste. L'un de ses meilleurs films, tout simplement.
Vous allez rencontrer... est structuré à la manière d'un film choral, autour de quatre membres d'une même famille. Sally (Naomi Watts, pas moins intense que chez Lynch) est une femme frustrée par sa vie de couple et qui s'amourache du galeriste pour lequel elle travaille (Antonio Banderas). Le mari de Sally, Roy (Josh Brolin), est un écrivain besogneux qui tombe amoureux de sa voisine Dia (Freida Pinto, d'une beauté hypnotique) et qui trouve le succès en volant le manuscrit d'un ami qu'il croit mort. Le père de Sally, Alfie (Anthony Hopkins, se fondant étonnamment dans le moule allenien), refuse de vieillir et quitte sa femme pour se remarier avec Charmaine (Lucy Punch), une jeune poule de luxe très opportuniste (de ce point de vue, Allen prolonge, sur un mode plus cynique et pathétique, le couple aux âges désaccordés de Whatever works). Enfin, la mère de Sally, Helena (Gemma Jones), fragilisée par sa rupture avec Alfie, trouve psychologiquement refuge auprès d'une voyante, dont l'influence grandissante va partiellement mener à l'implosion de la vie des autres protagonistes.
Ce nouveau film est porté par la thématique de la rencontre entre l'illusion et la réalité, assez récurrente dans la carrière de l'auteur, de Tombe les filles et tais-toi (1972) réalisé par Herbert Ross d'après la pièce et le scénario d'Allen, à Vous allez rencontrer..., en passant par Stardust Memories (1980), La Rose Pourpre du Caire (1985), Meurtre Mystérieux à Manhattan (1993) ou plus récemment Match Point et Vicky Cristina Barcelona (et la liste n'est pas exhaustive). Cette opposition illusion/réalité est aujourd'hui d'autant plus prépondérante qu'elle semble passer le cap de la simple approche thématique pour toucher le film lui-même. Car peut se poser cette question primordiale : Vous allez retrouver... est-il une comédie ? Bien que le film soit vendu comme tel, on est en droit d'en douter. Woody se charge pourtant lui-même de brouiller les cartes : une voix off omnisciente scande une narration formidablement vivante, alternant les histoires de ses quatre personnages principaux sans ne jamais paraître opaque et rythmée par un swing jazzy très dansant ; la photographie du maître Vilmos Zsigmond est joliment lumineuse, d'une clarté peu propice à environner la détresse des personnages se noyant dans les douloureuses affres de leur vie. Et pourtant...
Une obscure clarté : l'oxymore cornélien semble usé, mais on ne pourrait définir la nouvelle oeuvre d'Allen d'une manière plus adéquate. Derrière les simulacres de légèreté se dissimulent des abîmes de noirceur, une corne d'abondance de douleurs et de frustrations. De fait, plutôt que de prolonger de façon attendue l'hymne hédoniste qu'était Whatever works, Woody Allen semble revenir à ses amours bergmaniennes, celles qui donnèrent par le passé quelques films formellement aussi rigoureux qu'austères, chargés d'une tristesse aussi intense que feutrée. Vous allez rencontrer... est donc un film-oxymore : Intérieurs (1978) mis en scène à la manière de Meurtre Mystérieux à Manhattan. Une illusion de comédie dissimulant la réalité d'un vrai drame existentiel.
Cette opposition illusion/réalité que subit le film annonce et régente le drame que ce dernier raconte. Les micro-tragédies personnelles qu'affrontent chacun des personnages proviennent du fait qu'ils ont littéralement pris leurs rêves pour la réalité. Le fantasme fait office de médicament qui calme les frustrations, plongeant ceux qui le vivent dans une sorte de bien-être artificiel et momentané avant que le réel ne remonte à la surface et replonge violemment les protagonistes dans leurs inexorables souffrances. Sally voit s'écrouler ses espoirs lorsqu'elle se fait éconduire (d’une façon d'ailleurs charmante de maladresse) par son patron galeriste en lequel elle voyait le remplaçant de son mari ; le talent de Roy est enfin loué pour un roman qu'il a dérobé à un mort qui ne l'est pas tout à fait et qui, en passe de sortir du coma, est un révélateur potentiel de la médiocrité de l'écrivain ; Alfie, pensant échapper au temps et à la mort en paradant au bras d'une jeunesse, ne fait finalement que surligner, parfois de façon très humiliante, sa dégradation physique. Si l'espoir fait vivre, il reste cependant de courte durée et mène tout droit à la dépression résignée.
Le personnage capital de ce drame est celui qui distille l'illusion, celui qui, quasiment sans apparaître, influence toutes les trajectoires de tous les personnages : Cristal, la voyante qui étend son aura sur l'ensemble du film par le biais d'Helena, prosélyte aussi naïve que dangereuse. Ce dernier personnage est le seul qui perd ses illusions au début du film (la tentative de suicide après qu'Alfie l'a abandonnée), et finalement le seul qui préfère se noyer dans les prédictions que Cristal lui prodigue comme une dealeuse le ferait avec une junkie, qui préfère autistiquement vivre le fantasme que d'affronter un réel de toute manière décevant. Et c'est par cette croyance en la voyante qu'Helena assène à tous les personnages qui l'entourent la gifle de la fin des illusions : c'est sous l'influence de Cristal que la vieille dame refuse de prêter de l'argent à sa fille Sally pour que celle-ci s'installe professionnellement (la scène de colère de Sally, criant et insultant sa mère, est pour le coup d'un cruauté toute bergmanienne) ; ce sont les mots de l'oracle qui font croire à Roy, malgré ses doutes cartésiens, qu'il aura un jour du succès après l'échec de son nouveau livre et qui le pousse à voler le talent de son ami, le faisant s'enfoncer dans les tréfonds d'une imposture sur le point d'être révélée au grand jour. Tous ces personnages deviennent passifs face à leur propre vie ; Roy voyant sa femme se déshabiller dans son ancien appartement alors même qu'il vient juste de la quitter pour la voisine Dia, faisant de Sally une vision fantasmatique, est un signe du devenir-spectateur des personnages. Le seul réflexe de Roy est de clore le store ; le rideau tombe, c'est la fin du théâtre des illusions et le début de la perte de soi. Le court plan de la fermeture du rideau est peut-être l'un des plans les plus désespérément noirs de la carrière de Woody Allen.
La prédiction la plus importante est celle que la voyante fait à Helena : "You will meet a tall dark stranger". Peut-être Cristal parlait-elle du nouvel amoureux d'Helena, Jonathan (Roger Ashton-Griffiths), qui ressemble d'ailleurs moins à un bel et sombre inconnu qu'à un vieil et affable gringalet. Mais bien sûr, symboliquement, ce "tall dark stranger", qui a d'ailleurs visité à plusieurs reprises le cinéma d'Allen, symbolise la Faucheuse. Le fait que la prédiction serve de titre au film n'est pas innocent, la mort le hantant d'un bout à l'autre : c'est la peur de la mort qui jette Alfie dans les bras de Charmaine ; c'est la "mort" de son ami qui permet à Roy de voler son identité artistique et de se perdre ; c'est à la suite d'une tentative de suicide qu'Helena perd le contact avec le réel ; c'est une morte qui, pendant une séance de spiritisme, influe sur le réel en émettant des doutes sur le mariage d'Helena et Jonathan, avant, finalement, de donner son accord.
Le "will" de la prédiction de Cristal est le signe de l'inéluctabilité de la rencontre avec ce funeste, bel et sombre inconnu, attendue par tous. C'est ici que l'opposition illusion/réalité est si intéressante. La fuite du réel permet aux personnages de repousser ce caractère inéluctable tout en les aidant à avaler la pilule de l'insatisfaction personnelle. La chute des illusions les replonge dans leur condition terre-à-terre de simples mortels, de vivants marchant perpétuellement vers leur fin sans rien pouvoir faire et frustrés par l'inachèvement certain de leur vie du fait des limites du temps (les peurs de Sally de ne pas fonder de famille est un exemple de frustration). Ce n'est pas un hasard si les deux seuls personnages à être heureux à la fin du film, Helena et Jonathan, sont ceux ayant fait de l'illusion leur réalité...
Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu est donc certainement l'un des films les plus ouvertement pessimistes de Woody Allen, une oeuvre violemment dépressive derrière sa façade lumineuse. Il s'agit surtout d'une peinture humaine d'une justesse et d'une lucidité hors du commun, assez voisine du fabuleux Crimes et Délits (1989). Le nouvel Allen est l'un des grands films de sa carrière, synthèse de tous les talents que l'ensemble de sa filmographie nous a montrés oeuvre après oeuvre. Nous sommes maintenant curieux de voir de quelle manière Paris va influer sur le travail du metteur en scène, actuellement au sommet de son art.
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